Routier International

par Kanabys 34

Jusqu'à maintenant, mon boulot consistait à attendre, sans trop faire de vagues, l'heure de la retraite. Une vie bien pépère de fonctionnaire et plate comme un électrocardiogramme d'un grabataire en phase terminale. Deux éléments majeurs allaient bousculer cette routine.

Tout d'abord, il y eu Max Meynier, ce provocateur professionnel ou gourou au langage ésotérique que l'on écoutait chaque soir sur les ondes, dans les années 70,…. Quelques mots piochés dans un vieux grimoire attiraient l'attention: voyage, frontière, liberté, découverte, chemin de Katmandou pour pousses audacieux,….

Ensuite, dans un canard parisien, cette annonce : cherche chauffeur routier même débutant pour société de transport international : transport Couchet Andrezieu. Téléphoner au….

Après ces chants de sirène, mon cerveau perturbé de citoyen aliéné se décide de rejoindre la grande nébuleuse du « rêve ». A cette époque, pas de Bac Professionnel, l'apprentissage se résume en un seul mot : le tas. Trois jours au garage pour ingurgiter l'ABC de la mécanique : amorçage d'une pompe, frein, pneumatique et quelques ficelles et astuces qui changeront la panne insurmontable en simple anecdote.

Mes professeurs Pierre, Paul et Marc sont tout d'abord mes patrons et non des technocrates ; cette nouvelle race de dirigeants qui pollue les sociétés de transport.

Ces trois frères sont à la fois chauffeurs, mécano, carrossier, homme à tout faire; une côte de travail immaculé de graisse en guise d'uniforme. Ils appartiennent à cette dernière génération d'entrepreneur que l'on côtoie sur la route le bout de bois entre les mains, bonne école pour niveler toute notion de classe et créer une complicité entre employeur et salarié. J'apprends les rudiments du métier par petites étapes : tout d'abord sur le réseau national avec un 4 roues, puis enfin la grande école, un stage de conduite d'ensemble articulé : des simples bidons au centre du parc en guise de repères et du « démerde-toi ». Après 2 tours de cadran et le sol jonché de plastiques laminés , je me sens fin près pour affronter les routes du monde entier.

En quelques temps, je découvre l'Europe entière avec l'impression d'être un représentant d'une agence de voyage. Recevoir un salaire pour ces périples, pas de patron derrière mon cul, la belle vie… un monde parfait!. A Stockholm, Florence ou Glasgow, une fois vide, je passe juste un coup de fil pour le chargement de retour, tout repose dans la confiance. Dans la cabine, maître après Dieu , tu agences ton boulot. Pas encore de mobile agressif ou de GPS, ce mouton moderne qui reproduit tes faits et gestes sur un écran d'où se penche un spécialiste du recommandé qui confond trop souvent les inévitables aléas avec un circuit de miniature de dinky toys.

Une fois l'ensemble sorti du parc, à toi de t'assumer, pas d'anges gardien cravatés pour te guider. En cas de petits problèmes, la solidarité entre chauffeur prend le relais. Un ancien t'indique le moyen de t'en sortir et avec toi, trempe ces mains dans le cambouis et souvent ,tel un prestidigitateur, sort de sa caisse à boulons une olive, un écrou sauveur,… combien de ces caisses se transforment en lampe d'aladin. Téléphoner au taulier, pas question, simple principe de dignité. Sur les camions, la mécanique se réduit à la plus simple expression donc réparable. Combien de morceaux de chambre à air métamorphosés en joint et fil de fer ont raison des pannes presque journalières. La notion de concurrence reste inconnu dans les mentalités, les individualités sont pratiquement inexistantes. Le nom de l'entreprise peinte sur la bâche appartient au patron et non à l'employé. Etre dans la merde ne dure jamais bien longtemps. La route forme une grande famille et ne laisse jamais sur le bas coté un chauffeur en perdition.

La plupart des usines en France sont ouverte jusqu'à 19h et même plus donc même pour une livraison ou un chargement, une petite perte de temps suite à quelques problèmes ne devient pas l'affaire du siècle qui alimente les potins dans les dédales d'un bureau et n'écorne pas la sacro-sainte bible du planning.

Actuellement avec la modernité des tracteurs, le seul moyen de se dépêtrer d'une panne insignifiante est :

Premièrement, avoir le numéro de téléphone du concessionnaire,

Deuxièmement, avoir le numéro de téléphone du concessionnaire,

Troisièmement, avoir le numéro de téléphone du concessionnaire.

 

Le mobile à remplacer la clef de 13. La panne la plus insignifiante te cloue quelques heures sur le bitume. Petite avantage : la coupure équivaut à un repos sur le disque. Bientôt, l'option arrache-tampax sur le siège du passager deviendra d'origine. C'est beau l'électronique embarqué mais ton nom devient plaque minéralogique et ta personnalité un simple pixel sur l'ordinateur qui te dirige.

Aujourd'hui, tu conduis avec le mouchard à la place du cerveau, il te reste peu de marge pour cogiter, c'est vrai un chauffeur est payé pour conduire et non pour réfléchir? Tiens ! il paraît que la première motivation du choix de ce métier est la liberté. Ah bon ? Tu manges au camion en catimini faute de temps, bouffe vite faite, malgré les ulcères intestinaux qui te rongent. Sache que le stress est un maladie bien actuelle, tu fais la révolution avec tes collègues mais tu rampes devant le patron, peur de cet épée de Damoclès qui pend au dessus de ta tête. Epée nommée plus souvent : lettre d'avertissement ou mise à pied. Ce n'est pas la préhistoire mais je me souviens des espagnols et des chauffeurs qui venaient de l'autre côté du mur se faire la popote dans la cabine. A ce jour, certains parlerons salaire mais nous mangions, matin midi et soir au resto et de notre paye, il en restait assez pour faire vivre une famille. C'est ça mon baromètre de l'indication des salaires et d'un mode de vie.

Je me souviens d'un moment particulier ; en revenant de Suède avec un ensemble 6 roues surmonté d'une pièce Creusot Loir de 30 tonnes.

François, tu aimes les voyages me dit Jo, mon patron, ta sacoche est prête avec une liasse de travellers chèques en dollar, direction Téhéran dès que possible…les formalités douanières, inutile de t'expliquer, tu auras tout oublier une fois passé la cours. Au Mont Blanc, tu rencontreras sûrement un routier international et tu le suis.

Ne voulant pas décevoir le grand patron et pour me donner un semblant de contenance, j'arbore un sourire satisfait et « un pas de problème ». Enfin, j'accède au panthéon des globe-trotters mais soyons franc à cet instant avec deux olives dans le cul je presse l'huile pour ma consommation annuelle.

De ce premier voyage, je tire quelques enseignements fort précieux : on ne part pas l'hiver avec des fringues d'été sous prétexte que la destination est le désert, et malgré les chameaux en Turquie, le mercure descend souvent à –30°c dans la partie orientale. Que dire de la conduite ? un mélange de gimcana ponctué de Hinchala , le jeu consiste surtout à éviter les autres. Pour Téhéran, pas besoin de cartes, d'après Joël un chauffeur de l'sfate, tu suis les épaves de l'stouff. Ces repères oranges équivalent largement à des panneaux indicateurs.

Mon vocabulaire s'enrichit de 2 mots essentiels : tomorrow et batchich . Sans comprendre ces deux mots, il est complètement impossible de faire face à des fonctionnaires tatillons.

Je regrette la marée-chaussé et les gabelous de l'hexagone qui me paraissent soudain des modèles de droiture, respectueux des lois et souvent compréhensifs à quelques errements…tiens, je divague !

La route du Moyen-Orient, pas grand chose à raconter, tout est dit dans les livres, les reportages de « France Routier » et les palabres au coin du feu de la plupart des relais routiers : histoire de la ligne, digne de l'odyssée d'Homère, ou la narration se mêle trop souvent avec mémoire d'un mythomane. Devant un auditoire de nationaux, avides d'histoires de loup, près à grappiller quelques anecdotes pour s'inventer des voyages futurs en y ajoutant des faits tirés d'une collection : ne gâcher pas votre pourrissement, bref, on a le viagra qu'on peut. Cette nouvelle génération de chauffeur se symbolise par « Mesdames le mien a 18 mètres de long ».

Amen.

Amitié à tous les chauffeurs Couchet, Lompech, Colon Muret, Gautier, Iochum et Pivet avec qui j'ai partagé des instants inoubliables et des merdes surmontables.

François.

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