Les grèves de transporteurs de 1984

 

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C'était en Février 1984, il y a donc 22 ans. Beaucoup d'entre vous n'étaient pas encore dans le métier. Sans doute n'en n'aviez vous jamais entendus parler. Mais il y a donc 22 années; les routiers avaient bloqués la France pendant une dizaine de jours. C'est cette histoire vraie que je vous raconte aujourd'hui.

Les archives de ces évènements, sont: les enregistrements vidéos fait sur la TV, les articles de journaux de Ouest France ( c'est ma région), et des journaux locaux de la région de Moulins, où je me suis retrouvé bloqué. Enfin j'ai fait appel aussi à ma mémoire, et à mon journal intime, car conscient qu'il se passait quelque chose d'exceptionnel, j'avais pris des notes.


 

Nous sommes donc à la mi-février 1984, une grève des douaniers italiens fait suite à des grèves de transporteurs italiens.

En ce début de semaine, mardi 14 et mercredi 15 février, les douaniers français en poste à Chamonix près du tunnel du Mt Blanc s'y mettent aussi. De guerre lasse, et ayant marre de ces grèves à répétition faites par des fonctionnaires privilégiés, les routiers commencent à bloquer les autoroutes alpines, entre Cluses et le Mt Blanc. Ils sont alors près de 800. Il faut se rappeler qu'à cette époque, il y avait encore les douanes à faire pour passer à l'étranger. l'Europe n'en était qu'à ses premiers balbutiements. Du coté français, les bureaux principaux et les transitaires étaient à l'autoport de Cluses quelques dizaines de kilomètres avant le tunnel du Mt Blanc. Du coté italien, l'autoporto était à Aoste. A cela il faut rajouter des bureaux de douanes français et italiens dans des bungalows à la sortie du tunnel coté italien. Coté français il y avait une petite cabane pour la douane "volante".

Jeudi 16 février 1984
C'est le grand jour, le début des hostilités. La CB faisant bien les choses, nettement mieux que le téléphone portable qui n'existait pratiquement pas, les routes commençaient à être bloquées. De ce fait les grèves de douaniers poussaient un peu à la roue en bloquant plus ou moins les passages.

Il faut rajouter que le week-end qui arrivait, était un week end de chassé-croisé pour les touristes parisiens qui partaient en vacances de neige. Hé oui, le hasard faisant bien les choses de temps en temps.

" Depuis dix ans nous sommes sujet de petites brimades, de guéguerres aux contrôles. Au début personne ne se souciait de nous, dit Gérard, personne n'a parlé de nous. Et puis on a vu arriver les premières voitures des vacanciers, les skis sur le toit. Ceux là, aux douanes ils passaient sans difficultés, en cinq minutes. De quoi avoir un coup de sang."
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Les causes de ce blocage des routiers, sont diverses, mais c'est surtout un certain ras le bol de leurs conditions de travail. En effet, ils sont constamment "rackettés" par les douaniers, de quelque nationalité qu'ils soient. Ce sont toujours des prélèvements d'échantillons dans les marchandises, des billets qui passent de mains en mains pour faire avancer des dossiers, etc. Il y a aussi des problèmes d'horaires pour traverser le département de l'Ain, sachant qu'il n'existait alors aucune autoroute pour accéder en Italie, si ce n'est que le tronçon Annemasse / Le Fayet, qui venait d'être ouvert.

Donc les premiers vacanciers arrivant sur les lieux éprouvent beaucoup de difficultés pour atteindre les stations de montagne. Les médias, à savoir TV et radio commencent à s'agiter sérieusement. Dans toute le France, les routiers sont à l'écoute. En entendant, que les pouvoirs publics ont envoyés des escadrons de l'armée, de la police et de la gendarmerie par hélicoptères à Cluses, les barrages commencent à voir le jour pour le début du week-end. Des camions bloquent les voies de chemin de fer.

A cette époque, le président de la République était François Mitterrand, le Premier Ministre, Pierre Mauroy, tous les deux socialistes, et le Ministre des Transports Charles Fiterman, communiste.

Au vu des déclarations TV et radios des différents intervenants syndicaux, à savoir pour la CGT, Mr Poletti, pour l'Unostra, Mr Jean Devay, transporteur à Nantes, et pour la FNTR Mr Maurice Voiron, lui aussi transporteur, à Jarnac dans les Charentes, par ailleurs grand ami d'enfance de Mitterrand. Bref tous ces hommes là, ne contrôlant en rien les choses, se permettent de bonne guerre de pérorer devant les médias. Tout au long de ce conflit, ce ne fut que chippotages, invectives et retournements de veste en fonction de l'actualité routière du jour. Donc pour faire court, ils n'étaient pas du tout représentatifs du mouvement, et ne contrôlaient rien du tout.

Vendredi 15
Suite à ces blocages, toute l'économie de la région est affectée. Il commence à manquer du lait et de la nourriture. Le plan Orsec est déclanché par le gouvernement.

Il y a en France 27 départements où des routes sont barrées.


Au péage de Cluses, lieu principal de blocage, il y a un face à face entre CRS et routiers. Des hommes de loi, essayent de tirer les camions avec des chars de l'armée, mais évidemment, ils n'y arrivent pas. Les gendarmes quant à eux, ne peuvent utiliser les bombes lacrymogènes car des camions sont chargés de produits dangereux.

La nuit il fait moins quinze la haut. Des bagarres ont éclatées avec des automobilistes irascibles.

Sur la RN 205, près de Cluses, un patron transporteur, Jean Claude Mermet, fait brûler un de ses camions.

 


 

Samedi 18
Voici les propos de Fiterman, Ministre des transports : " Je n'accepte aucun ultimatum. Qu'on ne compte pas sur la faiblesse, ni la lâcheté du gouvernement ". Ces propos coïncident avec une charge de gendarmes mobiles contre les routiers rassemblés à Cluses.

Durant le week-end, c'est la grosse panique, des milliers de personnes sont bloquées sur les routes et dans les trains. Des salles de classes et des gymnases ont été réquisitionnés pour servir de refuges, aux vacanciers en détresse.

 

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Dimanche 19
Conseil des ministres exceptionnel, à Paris. La première réaction de Mauroy " Qu'on les jette dans le fossé. "

Il y a alors 117 barrages dans 59 départements.

Un rendez-vous pour négocier étant prévu pour mardi entre les organisations syndicales et Fiterman, dans la soirée, Maurice Voiron, lance un appel à la levée des barrages. Appel resté sans réponse, le nombre des routes barrées est en augmentation.

C'est alors que l'on sait enfin qu'elles sont les revendications des camionneurs.
- Lourdeur de la TVA
- Horaires de travail.
- Limitations de vitesse.
- Interdictions de rouler les week-end.
- Taxes sur le gas-oil.
etc...

Lundi 20
Dès la journée de lundi le nombre de barrages monte en puissance.
- Il faut deux heures pour faire Lyon Macon par la RN 6.
- dans le Jura il y a 5 barrages.
- Des opérations escargots en Cote d'Or.
- Plusieurs barrages sur les routes de l'Allier, Parigny, Feurs, Montrond, Böen, Veauche, La Pacaudière.

 

 

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En Bretagne, les points noirs sont:
- Lorient.
- St Brieuc.
- Dinan, Loudéac, Vannes, La Roche Bernard, Auray, Nantes, Morlaix.

- Autoroute du soleil bloquée à Villefranche sur Saône.
- Autoroute Chambéry bloquée.
- Autoroute Metz / Toul fermée, ainsi que Metz / Strasbourg.


Il y a près de 2000 camions dans la vallée de Chamonix et autant coté italien.

Dans les vallées, certaines société privées affrètent des hélicoptères pour se ravitailler. Beaucoup d'hôteliers se plaignent, les chambres ne sont occupées qu'à 30%. Les mareyeurs de la cote atlantique n'achètent plus de poissons, il n'y a pas de camions pour les transporter.

Selon un routier bloqué à Cluses " Il faut une heure pour traverser la frontière en Allemagne et et au Mt Blanc,  il faut une journée pour avoir un coup de tampon, et on est traité comme du bétail." Son voisin, lui transporte des carcasses de porc congelé et malgré le fuel obligeamment apporté par les gendarmes, pour faire marcher la réfrigération du camion, il a bien peur que le chargement soit perdu. il y en a pour 500 000 FRF.

Mardi 21
Début des négociations. Il y a 117 barrages dans 57 départements.

 

Parfois ça passe... au prix d'un gymkhana. C'était ici, sur la rocade ouest de Rennes dimanche

Les 14 500 ouvriers de Citroën Rennes sont en chômage technique, il y a une rupture de la chaîne de montage des BX. Chez Peugeot à Sochaux, c'est 9 000 ouvriers.

Un artisan transporteur bloqué au Mont Blanc, Michel Vasseur, est monté à Paris par avion spécial, pour négocier au nom des routiers bloqués.

Il découle des réunions, neuf propositions, dont je vous mets la copie en photo.

 

 



Mercredi
La base rejette les points de conciliation issus de la réunion de la veille. Le mouvement continue.

Il y a de plus en plus de chômage technique dans les usines. Dans les magasins, c'est la razzia, et les rayons restent vides. Toute la filière pêche de la France est menacée d'asphyxie. En Finistère 500 000 têtes de choux-fleurs restent dans les champs.

Le gouvernement panique et cherche à prendre des dispositions pour assurer la liberté de circulation. Il veut garder à n'importe quel prix la préservation des axes routiers arrivant dans la capitale. Dans la nuit de mercredi à jeudi, des instructions précises ont été données à tous les préfets; Les blocages des voies ferrées, des M.I.N régionaux ainsi que celui de Rungis, et tous les périphériques de grandes villes doivent être réprimés et anéantis par tous les moyens, Les préfets ont carte blanche et sont couverts par l'état. Mise en réserve de toutes les forces de police. Utilisation des radios et TV pour faire basculer l'opinion publique contre les routiers.

Porte de la chapelle à Paris, les forces de police avaient disposé leurs cars mercredi en travers de l'autoroute pour interdire aux poids lourds tentés par une opération "escargot" d'emprunter les boulevards périphériques.

 

sur la route de Brenner jeudi


54% des Français approuvent les manifs de routiers.
67 % estiment les revendications justifiées.

A Courmayeur, il y a plus de 1500 camions et beaucoup non plus de gas-oil et donc plus de chauffage.

Du fait de la grève des douaniers italiens, qui continue en parallèle, à Chiasso, la frontière Italo/ Suisse, il y a une queue de plusieurs kilomètres. Au Brenner à l'entrée de l'Autriche, il y  a 2000 camions. En Allemagne, 100 camions se sont mis en travers de l'autoroute Munich / Kusften, par solidarité.


Jeudi
Enfin arrêt des grèves de douaniers italiens. Ne voyant pas la situation évoluer, le gouvernement propose 2 000 FRF à chaque routier bloqué dans les Alpes.

Vendredi
Le matin, fin de la révolte des routiers. A midi, il n'y a plus aucun barrage. Des routiers crient à la trahison des syndicats.

Jeudi soir il y avait  300 barrages.
Vendredi à 4 h du matin, il y en avait 170.
Vendredi à 10h il en reste 142.
Vendredi à 15h30 il en reste 6.
Vendredi à 17h00 il n'y en a plus que 2, Quimper et Brest.
Vendredi à 18h00, il n'y avait plus rien.

Instrument parfaitement neutre en soi, la TV a joué contre le gouvernement, avec les images d'un Charles Fiterman maladroit, donnant le visage d'un pouvoir assiégé, ainsi que des images d'une armée impuissante.

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Enfin je me permets de vous confier une partie de mon "journal intime". A cette période, j'étais chauffeur salarié chez Le Roy à Rennes. j'avais un Daf dkse de 310 CH, avec une frigo derrière. Je faisais une ligne régulière, à savoir que je chargeais de la viande de volailles fraîches à Vannes, marque Galina et Père Dodu. Je partais vers 10h du matin pour faire un relais vers 22h au dépôt de lyon, et je finissais ma tournée en vidant à Grenoble vers 3 heures du matin. Ensuite je reprenais le lendemain une autre remorque à Lyon pour la Bretagne, et je finissais la semaine en régional. Bien évidemment, ce trajet a été sujet à modifications au cours des semaines précédentes et passées.


 

Jeudi 16
J'apprends à la radio, que les routiers bloquent les frontières italiennes. Max Meynier est au Fayet pour faire son émission. Les gars sont décidés à tout bloquer. Il y a 45 000 touristes de bloqués dans les stations et le manque de vivres commence à se faire sentir. Des cochons et des veaux vivants sont en train de crever dans les camions.

Vendredi 17
Ce matin, grâce à la CB, les routiers ont bloqués l'autoroute du sud, qui du coup est interdite et fermée de Fontainebleau à Lyon. Il n' y a plus que la RN 7 et ça bouchonne un maximum. Le mouvement s'amplifie et le gouvernement accuse les routiers de tous les maux. Le soir je regarde les infos à la TV. Le gouvernement ne veut pas céder, et envoie des véhicules de l'armée. Ça va chauffer.

Samedi 18
Les véhicules de l'armée sont en place avec les CRS. Des grèves et des bouchons se forment un peu partout en France. A 10 h Le président de l'UNOSTRA, indique que s'il n'est pas reçu par Fiterman, la semaine prochaine il y aura grève de tous leschauffeurs.

Lundi 20
Je suis bloqué à St Loup du dora, 20 km après Moulins. Cela au moins jusqu'à 10 h demain. Un délégué ministériel est descendu au Mt Blanc, et un délégué des routiers, rentre avec lui pour les négociations. Une colonne de 50 gros véhicules de travaux publics, et des véhicules anti-émeutes vont vers Cluses.Au tunnel du Mont Blanc, la nuit il fait moins vingt. Il y a des chauffeurs qui sont là bas depuis deux semaines et qui ont leurs gosses avec eux dans le camion, c'était les vacances. Ici je ne suis pas beaucoup mieux, il fait dans les moins dix. C'est une grosse tête de Paris qui interdit de faire rentrer en France les camions qui sont coté italiens. Des routiers envisagent de rentrer en force dans le tunnel.

Mardi 21
08h30 Ici, il y a 200 camions, et entre Moulins et Roanne on est près de 600. J'ai été boire un café et acheté un pain, car à midi ça va être le bordel pour manger. 12h30. Les négociations ne sont pas finies. Il n'y a pratiquement plus un seul camion qui roule en France. Tout est bloqué et sur Paris, des gars essayent de bloquer la capitale. 18h10 On est toujours là, Garonor et Roissy sont isolés par la route, et les grandes villes sont en passent de l'être aussi. La nuit tombe, les négociations ne sont pas encore finies, ça caille ici, mais le moral est bon. 20h20 Les négociations sont terminées. Fiterman a cédé sur tout, mais personne ne lève les barrages. En tout état de cause, maintenant, ça m'étonnerait que je vide mon chargement. Une journée de retard d'accord, mais pas deux.

Mercredi 22
13h15 Je suis toujours là, le gouvernement a bien cédé, mais les gars du Mt Blanc ne veulent pas bouger. Ça tourne mal. Je n'ai pas peur, mais je suis inquiet. Le quart nord est de Paris est bloqué, ainsi que plusieurs grandes villes et grands axes du pays.
Des tickets sont distribués pour l'essence comme pendant la guerre. Michel Vasseur; le transporteur qui était monté aux négociations à Paris avait dit à Max Meynier: " Je retourne au Fréjus avec les autres, mais c'est pour me faire taper dessus". La CGT, la FNTR et L'UNOSTRA, on peut faire une croix dessus, les routiers et transporteurs ne les écoutes plus depuis longtemps.
18h00 Un expert est venu examiner mon chargement pour faire marcher les assurances.
Les dates limites de vente de ma marchandise est le 25 Février. 19h30 Il y a du changement, mais pas dans le bon sens. D'autres négociations sont prévues le 01 Mars. Il y a 213 barrages. En plus de la région parisienne, Lille, Bordeaux et Nancy sont isolées.
Le gouvernement veut dégager les routes de force. Selon les routiers, si les CRS approchent, il y aura une guerre civile.

Jeudi 23
10h00 Il y a des gars qui décrochent leurs remorques et qui s'en vont prendre le train. Avec trois autres routiers, je cherche une porte de sortie. Devant les patrons bloquent les camions et derrière ce sont des chauffeurs en grève qui sont à moitié ivres et qui foutent le bordel. On arrive à remonter la file en disant qu'on cherche un parking pour garer le camion et prendre le train. Nous sommes au début de la file.

Vendredi 24
06h00 Je pars, tout le monde dors. je prends les petites routes, et j'arrive vers 10h30 au dépôt de Lyon. Peine perdue, car à partir de 09h30, les barrages commençaient à se lever dans tout le pays. Entre temps le chef d'agence s'est occupé de mon chargement, qui devait partir à équarrissage. Vers 16h30, alors que je revenais de ma livraison, j'ai croisé des gars qui étaient bloquée avec moi. 18h00 Je raccroche un autre frigo pour rentrer à Rennes. Je roule en double avec un autre chauffeur de la maison. Pour cause de grèves, on doit vider dans la nuit à Bourges des colis à un petit imprimeur. Il est minuit, le gars nous attends, et en plus on a droit au pourboire, 100 FRF.

Samedi 25
07h00 On arrive au siège de Rennes, la vie continue. On va au rapport, avec le P-DG, puis le camion au garage pour l'entretien, et pour midi je rentre à la maison.

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Depuis il y a eu beaucoup de changements, mais nous pouvons quand même croire, que cette grève des routiers a montrée à toute la population et surtout aux hommes politiques, que si les camions sont sur la route et roulent jour et nuit, il y a bien une raison. Sans les camions, il n'y a plus de France. Ne jamais oublier, que seule notre profession a le pouvoir de déstabiliser un gouvernement et un pays entier. Dans ce cas précis, au bout de 10 jours, les magasins étaient vides, les pompes à essence étaient vides, les usines fermées. Plus tard, quand il y a eu un début de mouvement au sujet du permis à points, le gouvernement de l'époque avait très bien compris la leçon.

 

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