Mars 1990, Jop est attablé au café de la frontière à Biriatou. Biriatou, c'est un des quatre points de passage pour aller en Espagne par Hendaye. Jop était arrivé dans la nuit à l'autoport d'Hendaye, avec son vieil Iveco et sa vieille benne remplie de ferrailles. En entrant dans le parking, il a pris son ticket, payé sa taxe et comme le camion était sur la bascule, il a vu avec un peu de crainte un CRS derrière le préposé au parking. 41t100 sur la bascule. Jour de chance pense t'il, le flic n'a rien dit. Il pleut des cordes. Après avoir eu ses papiers de douane, Jop fait la queue pour passer ce petit pont et par la même occasion aller en Espagne vider son chargement. En effet ce point de passage était réservé principalement aux camions de bois et de ferrailles. Tous les matins c'était la course pour aller de l'autoport à la frontière avec à la clé un bouchon d'environ une trentaine de véhicules. Sur le grand parking où il fallait s'arrêter pour les formalités espagnoles, les CRS et les douaniers français avaient installés des cônes en plastiques blancs et rouges, afin de faire un passage qui comme par hasard s'approchait de leur guitoune.
On était donc un jeudi, Jop en était à son deuxième tour de ferrailles. A son tour il passe devant la guitoune, et le hasard fait que la file s'arrête devant lui et lui devant la cabane des bleus. De ce fait un pandore sort et voit un pneu du Iveco, qui est bien usé. Il fait le tour de l'ensemble, d'autres pneus sont usés. Le jour de chance a mal tourné pense Jop. En effet, la suite tout le monde connaît, contrôle de papiers, de disques etc. Le verdict tombe, sur les douze pneus de l'ensemble il y en a six à changer. Immobilisation du véhicule. Jop fait la gueule, il y a de quoi. Dans le passé il a eu beaucoup de soucis avec ses anciens chauffeurs, il commence à remonter la pente, et le revoilà mal parti. D'autant plus mal, qu'il a des pneus à la maison, mais la maison est à 800 kilomètres. Pas possible de parlementer, c'est une vraie immobilisation. Que faire ?
A coté de l'autoport, il y a un marchand de pneus, il faut donc le contacter. Jop ferme les portes à clefs et s'en va à pied. Le flic l'interpelle, pour lui faire ranger son camion, qui bloque le passage de la frontière. Pas question répond Jop qui est très en colère, si il y a immobilisation, le camion ne bougera pas, et il s'en va à pied au garage qui est à 2 ou 3 kilomètres. Après avoir expliqué son cas au mécano, il revient en voiture avec celui-ci. Pendant ce temps les flics ont repensés toute la circulation et donc sous la pluie, ils ont déplacés les cônes de façon à ce que les autres camions puissent passer. Seul restait le vaillant Iveco sur le milieu du parking.
Contrôle donc du spécialiste en pneumatiques. En fait sur les six roues en cause, il faut en changer une, et en recreuser deux autres, les trois dernières, tout en étant usées sont aux normes quand même. Soulagement de Jop, mais avec la hantise des prochains tours, car son camion est repérable. De toutes façons il n'a rien à perdre.
Le camion est toujours à la même place, les flics sont partis au poste, avec la carte grise. Cette fois-ci, c'est le monteur de pneus qui est sous la pluie, et Jop attends au bistrot. Il se remémore les évènements de la journée. A t'il eu raison de bloquer la frontière ? Quoiqu'il arrive après, oui. Mais la grande question qui taraude Jop, c'est « pourquoi les autres n'ont pas bougé ? ». Pourtant tout le monde se connaît, mais pas un seul n'est venu voir ce qui se passait. Des poules mouillées ? Oui, il faut le croire.
Alors Jop se met à imaginer la structure sociale du monde du travail en général, liée au monde du transport.
On commence par quoi ? Allez par le patron qui a monter sa boite, il a trouvé des clients. Le client est roi. Pour garder son client, le patron ferme sa gueule et se fait enculer. Comme il perd un peu de chiffre d'affaire, il se rattrape sur son chauffeur, qui lui ne dira rien, car il a besoin de travailler, donc il encule le chauffeur. Parallèlement à cela, pour remonter son bénéfice, le patron voudrait trouver d'autres clients. Mais il faut les piquer à son collègue transporteur voisin. Donc il se met à genoux devant l'autre client et à son tour se fait enculer plus fort que l'autre pour avoir le boulot. Ainsi va la vie du transport routier. De l'autre coté du quai, le client de notre transporteur veut limiter au maximum les frais de sa boite. Les cadres en dessous en prennent plein le gueule, puis ils se vengent sur les ouvriers, et ainsi de suite jusqu'à ceux qui sont sur les quais en contact avec les chauffeurs. Ceux-ci étant dans une entreprise qui n'est pas la leur, mais est leur cliente, se font enculés par les ouvriers du quai. Evidemment ils ne peuvent rien dire, le client est roi. Donc la boucle est bouclée. Mis à la page par leur patron ou leur exploitant, mis à la page chez les clients, les chauffeurs écrasent. La seule solution pour remonter leur ego personnel, c'est de jouer les Fangio au volant du camion, ou de se vanter d'exploits imaginaires, devant les filles, comme par exemple draguer ouvertement une mère de famille à la CB qui, avec son mari et ses enfants viennent de le doubler en voiture. Ou alors jouer les gros caïds en allant au resto en short et en sandales en plein hiver, et dès qu'il remonte en camion, remettre vite fait le pantalon et le pull.
Le métier n'est plus ce qu'il était se dit Jop, le monde de la route devient pourri. Quand tout à coup rentre le mécano. Il a fini son travail, il est trempé. Bon gars Jop lui paye un verre quand même, puis sa facture, ensuite il faut aller au commissariat, chercher la carte grise et enfin aller vider. Une demi journée de perdue. Le nombre de tour sera le même dans la semaine, mais les heures de sommeil ce soir seront en moins. Non vraiment le métier n'est plus ce qu'il était dans le temps.
Je viens de passer devant une glace, tient il me semble que je viens de voir Jop. "
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