Connaissez-vous l'histoire émouvante et belle de Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza?

par Regis

 

Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza est issu du fessier dodu d'un gros porc dégueulasse qui aimait à s'empiffrer de graines transgéniques entre deux rasades d'antibiotiques. C'est dans un centre de fécondation danois que notre porcelet a vu le jour, ou plutôt la lumière pâle d'un néon, après la gestation chaotique d'une espèce de machine à procréer avachie sur le flanc qu'il appellera tendrement "maman" . Ils sont des milliers comme lui à naitre aux Pays Bas et au Danemark avant de partir dans le grand rouage économique qui fera de l'animal un Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza.

2058 km en bétaillère

A peine sevré c'est parti, premier voyage! On monte dans la bétaillère, direction l'Espagne, la région de Girona, le soleil, la plage, les filles, les élevages porcins. Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza n'est qu'un petit morceau de viande qui ne demande qu'à s'engraisser! Notre porcelet voyage en première classe : au troisième étage, avec ses frères, ses soeurs et ses dizaines de cousins génétiquement sélectionnés pour être bien tous pareils.
A Girona c'est l'opulence : on se gave nuit et jour, les sens s'amenuisent, le cerveau reste figé dans cette vie entre quatre grilles : on a même pas idée d'aller au club voir d'autres cochonnes. Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza se développe considérablement au rythme effréné des hormones de croissance. Notre goret devient pathétiquement un gros porc.

89 km en bétaillère

Et puis un jour c'est la délivrance : on monte dans un camion pour l'abattoir, deuxième voyage, direction Barcelone.
Tué, vidé, refroidi, découpé notre animal est devenu une matière première en partance pour l'industrie agroalimentaire. Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza se retrouve pendu sur une barrette, avec quelques 2000 autres jambons, dans une semi-remorque frigorifique en partance pour l'Italie. Car le jambon ça ne travaille pas n'importe où!

1094 km en semi-remorque frigo "penderie"

Modena, Italia, le Soleil, les filles, les Ferrari et l'industrie du jambon. Elles sont des dizaines et des dizaines les usines de transformation de viande dans ce qui ressemble à une pig-valley. Ils sont des centaines et des centaines les camions venant de toute l'Europe pour alimenter la machine. Après 17h de route à se balancer sur son crochet, Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza doit encore attendre son tour pour passer entre les mains expertes d'un désosseur Roumain. Deux journées se déroulent et au petit matin la lame du couteau vient trancher net la ficelle de notre jambon. On le jette sur un tapis roulant comme un vulgaire bout de viande... d'ailleurs c'est un vulgaire bout de viande. Désossé, découenné, découpé, et enfin congelé... Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza se retrouve compacté dans une sorte de parpaing de viande d'environ 25 kilos, que l'on empile avec d'autres parpaings pour constituer une palette avoisinant la tonne.
Direction le stockage. Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza attend son sort dans cet espace clos où le temps s'est arrêté. Il fait -30°C, derrière une fine pellicule de givre et un film plastique bleu, chaque petit bout de viande rêve à un avenir merveilleux : certains ambitieux se voient déjà pièce maitresse d'un pâté-croûte impérial, d'autres plus modestes espèrent simplement une belle carrière de lardon... mais la réalité n'est pas si idyllique, beaucoup devront se contenter d'un rôle de figurant dans une boite de conserve ou de garniture dans un plat préparé.
Cette destinée dépend uniquement des spéculations du marché. En effet, Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza est désormais rattaché à un lot de 22 palettes. Des intermédiaires à ne plus savoir qu'en faire s'entre-tuent pour proposer aux grandes enseignes de l'agroalimentaire le lot au meilleur prix, peu importe d'où il vient... d'ailleurs on hésite pas berner le destinataire, et donc le consommateur final par la magie des discrétions commerciales. Un jour la porte du congélateur s'ouvre, un chariot enfourche la palette avec Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza, le sort en a décidé ainsi, il part en France.

1012 km en semi-remorque frigo - surgelé

Nous sommes en banlieue parisienne, dans une salaison industrielle. C'est ici que Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza va subir la métamorphose qui va faire du gros bout de viande une fine lamelle de jambon. Le chauffeur chargé de la livraison a pour consigne de ne pas renseigner le réceptionnaire sur la "véritable" provenance du produit pour respecter les clauses du transport avec discrétion commerciale. Ainsi, à la réception, on se réfère uniquement à la lettre de voiture sur laquelle on peut lire les mêmes adresses dans les cases "expéditeur" et "donneur d'ordre". Ces pratiques sont courantes, même en France, même en 2011.
Décongélation, préparation, cuisson, coupe, conditionnement... voici un produit exploitable expédié dans les plus brefs délais vers la fabrique de pizza.

383 km en semi-remorque frigo

A peine arrivé et déjà injecté dans le processus de fabrication : Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza surfe sur la vague de la supply chain pour arriver au plus tôt dans l'assiette de Josette Crouchard. Il faut dire que Josette Crouchard elle aime bien mater les pubs à la télévision, et dans les pubs on vente les vertus de la pizza fraiche livrée en 48h chrono au magasin. C'est un argument convaincant pour elle.
Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza est pulvérisé sur une rondelle de pâte avec quelques autres petits bouts de jambon, puis tout va très vite : une rafale de champignons, une pluie de gruyère râpé, un bombardement de poivrons, quelques épices, et la pizza est cuite, refroidie, conditionnée, palettisée et chargée dans un nouveau camion; direction la supérette de Sainte-Madeleine-du-Béarn, pas une minute à perdre!

536 km en semi-remorque frigo

Seulement le camion qui charge à l'usine ne peut pas assurer la distribution de tous les magasins, et en particulier celui de Sainte-Madeleine-du-Béarn où Josette Crouchard fait ses courses le samedi après-midi. Non, lui il descend à Toulouse sur une plateforme logistique où l'on s'occupe d'éclater les lots complets vers les plateformes de distribution régionale de la même enseigne. Ainsi, c'est un camion complet de pizza qui amène Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza dans la banlieue toulousaine.

307 km en semi-remorque frigo

Puis, de Toulouse c'est un autre camion chargé des préparations de commandes qui l'amène à Bayonne, sur la plateforme de distribution.

79 km en porteur frigo

ensuite, un porteur livre le supermarché de Sainte Madeleine du Béarn au petit matin. on décharge, on met en rayon.
Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza est très aguicheur derrière son emballage plastique... Josette est sous le charme, elle craque, "ce soir ce sera pizza"...

6 km en voiture

Nous y voici - nous y voilà... samedi soir, la sonnette du four retentit, Josette sort la pizza encore frémissante et la pose sur la table. Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza vit ses derniers instants, bientôt il connaîtra les chantres de l'appareil digestif de Josette, mais pour l'heure il dresse l'état des lieux de ce monde invraisemblable après quelques 5564 km parcourus sur la route :
_A ses côté il y Petit-bout-de-champignon en provenance Pologne et ses 3196 km au compteur
_dessus il y a Petit-bout-de-gruyère en provenance d'Allemagne et ses 1802 km
_dessous il y a Petit-bout-de-tomate en provenance d'Italie et ses 2880 km
_encore plus en dessous il y a Petit-bout-de-pâte dont l'ensemble des ingrédients ont parcourus quelques 3555 km
_pour cette pizza il y a aussi d'autres petit-bouts-de-composants-divers qui ont tous pris la route sur des milliers de km
_mais celui qui bat tous les records reste bel et bien Petit-bout-de-poivron en provenance du Chili, avec un voyage tous modes de transport compris qui frise les 15000 km

Il est 20h05, Petit-bout-de-jambon-sur-une-part-de-pizza périt broyé sous les maxillaires en or de Josette. Le journal télévisé annonce toujours plus de camions, de pollution, de chaos imminent, puis vient le moment des pubs qui matraquent le plasma pour dire de consommer tout, tout le temps, n'importe comment, en quantité.... Josette n'y comprend rien, moi non plus.

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