LA ROUE TOURNE...

par Phil26

 

En ce mois d'août 2019, il n'y a plus grand monde dans la cour des transports Kowalski. Tout le monde ou presque est parti en repos après 11 mois de labeur. Seuls, restent quelques administratifs, et bien entendu des chauffeurs eparpillés dans les differentes agences de ce groupe de transport européen. La maison mère située dans la grande couronne de Varsovie baigne sous le soleil, un parfum de nonchalance y règne, pour un peu, on se croirait en Italie.
Au milieu de la cour, un homme balaye les rares mégots d'un geste nonchalant, une casquette YMCA vissée sur son crane dégarni pour éviter l'insolation. Avec son gilet fluo et ses pompes de sécu, il passerait pour n'importe qui, et pourtant, il ne s'agit ni plus ni moins que de Norbert Montreuil, un français qui a connu ses heures de gloire dans les années 2000. Son histoire avait demarré à la fin des années 70, il travaillait alors dans l'entreprise de transport familiale. La première de ses décisions lorsqu'il a pris les rênes de la société, a été de virer à coups de pompes dans le cul son paternel. Le ton était donné.


En 1972, Pawel Kowalski, débutait également dans le transport. Etant bien noté par les membres du parti, il allait réaliser son rêve: devenir conducteur routier chez PEKAES l'entreprise nationale, et découvrir le monde. Arpentant la Pologne dans un permier temps, puis toute l'Europe au volant d'un magnifique Volvo TF1020, le luxe absolu, Pawel était le plus heureux des hommes. Avec le temps, il pris ses habitudes, et bien souvent, il termina ses voyages à Garonor. Ah Paris!!! Pawel Kowalski en etait tombé raide dingue de la France, ce pays qui sentait bon la liberté. Au fil du temps et des années, notre homme se tissa un grand nombre d'amitiés. Jusqu'au jour où médusé, il vit à la télévision le mur de Berlin s'effondrer, les Trabant envahir les rues de Berlin Ouest, les gens se serrer dans les bras, un bonheur immense! Solidarnosc avait ouvert la breche, et desormais, c'était le parfum de tous les possibles qui flottait dans l'air.


Dans la même période, le jeune Norbert Montreuil avait grossi, grossi. Son nom s'étalait désormais sur des centaine de bâches circulant à travers toute l'Europe. En visionnaire averti, il se mit à rachèter des dizaines et des dizaines d'entreprises en plus ou moins bon état, virant souvent les ex-dirigeants, recupèrant au passage les clients et imposant sa manière de travailler, la Norbert Montreuil Touch! Tout fut prévu pour un profit maximum, les chauffeurs se voyant attribuer des camions souvent peu puissants, toujours plus légers et à l'espace plutôt exigu. L'avantage majeur de bosser dans cette boite, c'est qu'il y règnait une sorte de "sécurité de l'emploi". Il y avait bien entendu de la concurrence entre les agences, et ça Mr Montreuil l'avait bien calculé, toujours une longueur d'avance le Norbert. Partout en Europe, des agences s'ouvraient, le même tracteur pour tout le monde quel que soit le domaine d'activité, ou presque. Il pouvait avoir le sourire, sa réussite était telle qu'il passait même à la radio à une époque pour saluer ses conducteurs.


Côté polonais, avec l'effondrement du bloc communiste, Pawel Kowalski dut réapprendre à travailler. La maison Pekaes se mis à battre de l'aile et le mot rentabilité entra tout à coup dans son vocabulaire. Pawel qui avait engrangé tout un tas de contacts utiles et qui surtout avait patiemment mis trois sous de côté, se jeta à l'eau en s'achetant un magnifique SCANIA112, issu d'une flotte Hollandaise. Il chargeait régulièrement au port de Gdansk pour l'Allemagne, les retours étaient difficiles à trouver et il perdait souvent un temps incroyable en frontière. L'affaire était malgré tout rentable, mais tout juste, et puis avec ses 1.560.000km au compteur, le 112 commençait à fatiguer. C'est alors qu'on lui proposa en 2004 un deal assez simple et original. Avec un peu d'aide de la part de la CEE dont son pays faisait desormais parti, il pouvait s'offrir un tracteur un peu plus récent, un tracteur moderne, mais fini les retours à la maison, il resterait en Europe occidentale. Là-bas, on manquait de camions, de chauffeurs à bas coût, là-bas on tablait son avenir et son salut sur les profits du tarif au kilomètre "discount" et cerise sur le Makowiec, il n'y avait plus aucun controle en frontière. Pawel pouvait donc raisonnablement compter sur 12 à 15.000km mensuels et surtout, il avait la garantie d'être payé, une aubaine ce plan-là!


Comme il avait pratiquement récupéré tout ce qui était bon, Norbert Montreuil s'attaqua à un gros dossier, la logistique. Il y avait une demande grandissante de la part des gros groupes de distribution tels : Carrauchan, Castofour, Kesslé, Nestloggs etc etc... Point de camions, que de la prestation et logistique, une affaire qui marchait et qui imposait encore un peu plus son nom, il fut même associé aux grands noms de l'industrie nationale et internationale. Mais ce ne fut pas suffisant, les actionnaires toujours plus gourmands exigeaient toujours de "gagner plus". Fini aussi l'époque ou les chauffeurs roulaient H24 et partaient 2, 3 voire 4 semaines, maintenant, au nom du Dieu Loisir, eux aussi voulaient les 35h, et les RTT, comme à la SNCF... Alors Norbert Montreuil qui ne l'entend pas de cette oreille, attrappe sa Casio multifonctions et se dit qu'en enlevant un peu de ceci, en divisant un peu par là, ça devrait le faire encore. Sans oublier de rétrécir encore et toujours la marge de liberté des employés, sécurité maxi, respect de tout et de rien, ça fait bien sur les papiers. Avec l'ouverture des frontières à l'EST, il recrute un peu plus de ces chauffeurs moins regardants et surtout qui ont besoin et soif d'argent.... Les français se cantonneront à faire du petit international, puis du national finalement et bientôt plus rien que de la distribution, bien fait, ils l'ont bien cherché.


Finalement, c'est une évidence, les 5 camions de Pawel Kowalski tournent bien, et la plupart du temps pour les mêmes clients. Par soucis d'organisation, son affreteur les fait toujours tourner chez les mêmes expediteurs, c'est plus simple pour les chauffeurs aussi. En Europe on s'arrache ses chauffeurs, ils ne disent rien, et surtout il leur est égal de passer des week ends sur la route. En 2 ans, le chauffeur Kowalski va prendre une côte considérable dans tous les pays de l'UE. Et l'entreprise va ainsi passer de 5 à 100 camions, tous neufs bien entendu. Les constructeurs qui rechignaient il y a peu à lui faire confiance, lui lustrent désormais les mocassins et lui déroule le tapis rouge. Désormais Pawel Kowalski reste en Pologne, fini les doigts dans le cambouis, il surveille ses camions grâce à la géolocalisation. Désormais, il charge en direct dans beaucoup d'usines, reduisant encore le prix des transports. L'affreteur français qui lui donnait le travail et qui s'était longtemps bien engraissé sur son dos, à parait-il mis la clé sous la porte. C'est ça l'économie de marché!!! On a faim quand on sort de 50 années de guerre et de dictature....


Les cadres qui ont aidé des années durant Norbert Montreuil a réaliser toujours plus de profits, ont obtenu par la même, des salaires à faire palir un ministre, des maisons sur la côte, à la montagne, une vie de golden boy! Petit à petit, ces affreteurs, directeurs d'agence, sont vraiment devenus arrogants, le pouvoir de l'argent sans doute. Alors le système s'est retourné contre eux de la même manière. Quand on sait qu'avec un niveau d'étude égal, et une connaissance parfaite de la sémantique française, un ingenieur en transport ou logistique Roumain coute 5 fois moins cher, et se contente d'un pavillon en banlieue, avec une piscine gonflable!!! Le calcul est vite fait, tout le monde dehors par manque de rentabilité, de toutes façons, les bureaux luxueux c'est couteux, ça ne sert plus à grand chose avec Internet et le télétravail! Un homme, un chiffre d'affaire, et basta. T'es rentable ou pas, c'est dans ton contrat... Et c'est comme ça qu'un jour, Pawel Kowalski est devenu le bras droit de Norbert Montreuil, ce péteux qui avait si longtemps exploité l'ouvrier Polonais et l'avait si longtemps regardé de haut... Pawel dont les moyens explosent, n'a pas manqué de grignoter les parts de marché de l'entreprise pour en devenir l'actionnaire largemment majoritaire puis finalement totalitaire.

Norbert Montreuil n'a même pas eu le temps de sortir sa Casio magique, qu'il s'est retrouvé une main devant, une main derrière, écarté comme un malpropre de son entreprise, piétiné comme une carpette, tout comme il l'avait fait pour son père en des temps lointains, C'est ainsi qu'ayant perdu toute crédibilité, il perdit par la même le respect de ses congénères, le requin jadis flamboyant s'était mordu la queue. Il profita encore allegrement quelques années en vivant sur ses grosses economies, refusant de modifier son train de vie, espérant retrouver une place au soleil, carressant de temps à autre sa Casio chérie à défaut de sa femme qui l'avait quitté sans tambour ni trompette pour un ponte du transport roumain rencontré à un séminaire de l'IRU. Mais peu à peu, le tas d'or sur lequel il trônait, devint si petit qu'il sentit, surpris le sol sous son derrière. Il n'aurait pu tomber plus bas, quoique la fin de l'histoire nous prouvera le contraire. Ce pauvre Norbert M. et quand je dis pauvre c'est au sens litteral du terme, ne put que constater qu'il avait dans l'echec perdu non seulement sa crédibilité mais le respect des gens de son espèce. C'est acculé au mur tel un batave de l'epoque, le mocassin de marque rapé, le costume démodé, qu'il alla gratter à la porte de Pawel. Ce dernier ne fut pas ingrat, en bon prince, il permit à son ex-directeur de garder la tête hors de l'eau en le nommant responsable du service entretien...



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