Une de mes premières histoires alors que j'étais tout jeune chauffeur en 92 :
À Como - Chiasso (douane Italie-Suisse) un jour que j'arrive tard côté Italien avec dix T1 différents, on me signifie que je peux rentrer sur le parking, mais que je devrais finir mes papiers le lendemain (la douane ferme de 22h à 5h).
Sur la place, dix camions sont parqués, juste avant la fermeture des offices. Diane à 5 heures du mat, mais rien ne bouge. C'est curieux. Toujours rien jusqu'à 10 heures où deux sympathiques membres de la Guardia del Finanzia en armes, viennent nous signifier que c'est la grève. On doit sortir de la douane et laisser nos camions derrière. Protestations : « on vit dans nos camions – laissez-nous ici ! ». Mais c'est fou ce qu'une mitraillette, pointée en direction de votre propre nez, peut avoir de convaincant.
Les 10 chauffeurs du parking se réunissent et nous sortons ensemble de la douane. Il y a 10 nationalités et presque 10 langages différents. Anglais, Bulgare, Allemand, Turc, Belge, Italien… nous partons en groupe prendre d'assaut un bistro de la petite ville de Como, côté Italien. La serveuse nous a à la bonne. Petit monde de routiers qui se met à se raconter des histoires en combinant les langues, gestes et dessins sur les sous-plats en papiers. Plus la journée avance et mieux nous nous comprenons...
Dave l'anglais et Lazlo le bulgare travaillent pour la même compagnie. En vieux de la vieille de passé 50 ans, ils me font rêver avec leur récits de Russie (ils roulaient pour Croome, Jembraille), dont ils rentrent justement sur ce trajet. Encore faut-il les comprendre, le mot f*ck et ses déclinaisons composant une bonne moitié d'un anglais qui ne m'a pas semblé sortir d'un salon de thé londonien.
Vers la fin de l'après-midi, tout le monde est assez courageux pour retourner affronter les douaniers et demander à réintégrer nos cabines. C'est Gianni l'Italien qui entame les négociations à la barrière. Après 20 minutes de palabres, le préposé accepte de nous laisser regagner nos véhicules, à condition que nous ne fassions aucun grabuge dans la douane. Il demande encore que chacun montre la clé de son camion en passant la grille. Ce que je m'empresse de traduire à David, qui malgré une sévère consommation de Chianti, ne comprend guère mieux l'italien : « show your key… – montre ta clef Dave ! ». Ce digne représentant de sa majesté, considère que c'est le moment pour une leçon d'humour britannique, baisse la braguette de son pantalon et en extirpe son plus bel attribut. Ce n'est en tout cas pas la clé de la douane, car le mouvement a failli créer un incident diplomatique d'envergure internationale, si Gianni n'était pas intervenu une nouvelle fois avec sa force de conviction d'italien du sud.

Ada le turc et David l'anglais en fin de soirée
Sur le parking, c'est Ada le turc, qui tient absolument à cuisiner pour nous tous. C'est vrai qu'au bistro nous avons tous payé pour lui, sachant que la note aurait représenté une grande partie de son très maigre salaire. Dave et moi partons chercher de l'eau de cuisson à une borne hydrante et ne trouvons rien de mieux que de créer un jet de 20 mètres au milieu de la douane.

La borne hydrante une fois qu'on a maîtrisé le jet…
Le repas de riz, miel turc, viande froide allemande, biscuits anglais et conserves suisses est somptueux et donne au jeune chauffeur que je suis des lueurs de Moyen-Orient. Ensuite nous n'avons plus trop soif et chacun part se coucher.

Mescolles et David juuuuste avant plus soif
À 5 heures le lendemain, les moteurs se remettent en route, les camions redémarrent et nul ne sait si l'on reverra ces grands amis d'un jour. C'est ça aussi la route…
Sauf que… Une dizaine d'années après sur le ferry Tanger - Algesiras, je suis en train de siroter un petit jaune quand j'entends un type derrière moi raconter des salades à un de ses collègues en anglais avec grand peine et force f*ck. Sans me retourner, j'ai su que c'était Dave. Je l'ai retrouvé dans le même état que je l'avais laissé dix ans plus tôt… et on a fêté ça.