Propos recueillis par Alexandre Fache,Article paru dans l'édition du 23 septembre 1999 de l'Humanité.
Chauffeur routier depuis plus de trente ans, Gilbert Degrave conduisait le camion qui s'est embrasé, le 24 mars 1999, dans le tunnel du Mont-Blanc, coûtant la vie à trente-neuf personnes. Dans son allure, une ressemblance étonnante, frappante même, avec le Charles Vanel du Salaire de la peur. Même front dégagé, même regard inquiet, même tatouage sur le bras, souvenir de ses deux ans de service militaire chez les paras, dont seize mois passés au Congo belge, en pleine décolonisation. À cinquante-sept ans, Gilbert Degrave sent que déjà sa vie " se termine ". Marié, père d'un enfant, il habite dans la banlieue de Bruxelles avec sa femme. Il a commencé à travailler à l'âge de quatorze ans, d'abord dans le bâtiment, " où ça n'a pas tellement bien marché ". Car la route est son rêve de toujours. Témoins ces longs périples vers l'Arabie effectués entre 1970 et 1974 et qui constituent encore à ce jour son meilleur souvenir de route. " Je partais de Belgique, et j'allais jusqu'à Riyad, Abu Dhabi... 7 000 kilomètres aller, 7 000 retour. "
Après deux mois et demi d'arrêt, Gilbert a repris le volant et sillonne aujourd'hui l'Europe du Nord pour une entreprise belge. Cet homme meurtri, révolté, nous l'avons rencontré le 16 septembre à Offranville, dans la banlieue de Dieppe où il chargeait à nouveau un camion après des mois douloureux de choc et de culpabilité. Entretien.
Quel souvenir gardez-vous de cette journée du 24 mars 1999 ?
Gilbert Degrave. J'arrivais de Belgique, où j'avais subi un contrôle. Au Fayet, juste avant la montée, j'en ai eu un autre. Les gendarmes ont fait le tour du camion. Ils n'ont rien signalé d'anormal. La veille, j'avais pris ma coupure à Bourg-en-Bresse. Le matin, comme d'habitude, j'avais fait le tour de mon camion. Il n'y avait rien de spécial.
Combien de temps a duré cette coupure ?
Gilbert Degrave. Dix ou onze heures. Je n'étais pas pressé. De toute façon, ils ne déchargent pas l'après-midi, à Parme. Alors, que j'arrive là-bas en début ou en fin d'après-midi, c'était pareil. Je n'avais aucune raison de rouler comme un fou. Je suis monté tout à fait normalement, aucun signal ne s'est allumé sur mon tableau de bord. Arrivé au tunnel, le type m'a dit : " Un aller-retour, comme d'habitude ? " Il paraît qu'il aurait dit, après coup, dans le journal TV du soir, avoir " vu un peu de fumée ". Mais, à moi, il n'a rien dit. S'il m'avait dit : " Il y a un problème, vous ne passez pas ", je me serais arrêté. De toute façon, quand vous entrez dans le tunnel, il faut bien regarder dans les rétroviseurs, parce que sinon, vous prenez les bordures avec. S'il y avait eu de la fumée, là, je l'aurais vue.
Je suis donc entré dans le tunnel normalement. Au bout de quatre ou cinq kilomètres, j'ai eu un appel de phares d'un camion. Puis un deuxième. Ça m'a étonné parce que, dans le tunnel, on ne fait pas d'appels de phares pour dire bonjour. Cela va trop vite, on est trop concentré sur la route pour pouvoir reconnaître les chauffeurs. Au troisième appel de phares, je me suis dit : " Il y a un problème, ça n'est pas normal qu'on me fasse constamment des appels. ". J'ai regardé dans mon rétroviseur de gauche pour voir s'il n'y avait pas quelque chose derrière moi, comme une ambulance par exemple. C'est toujours possible... Et puis j'ai regardé à droite et j'ai vu de la fumée qui sortait entre ma cabine et la remorque. J'ai mis mes feux de position, j'ai ralenti tout doucement, sur 500 ou 600 mètres, pour éviter l'accident, parce que derrière, ça suivait. Personne ne m'est rentré dedans, d'ailleurs. Une fois arrêté, j'ai laissé passer un camion ou une voiture qui venait dans l'autre sens, avant d'ouvrir ma portière. J'ai vu des camions stopper en face, à 200 mètres environ. Je pouvais donc me permettre de sortir.
Pourquoi s'étaient-ils arrêtés ?
Gilbert Degrave. Sans doute s'étaient-ils aperçus que j'avais un problème. Peut-être voyaient-ils déjà de la fumée dans le fond. Quand je suis sorti, en tout cas, la fumée était beaucoup plus importante que je ne l'avais pensé. Je n'ai même pas eu le temps de prendre mon extincteur qui était tout près pourtant. Le camion a pris feu. Il y a eu une sorte d'explosion, en dessous de mon tracteur, au niveau du siège passager, là où il y a le turbo. Cela a été tellement vite qu'il y a eu comme une boule de feu dans ma cabine. Je n'ai eu le temps de rien faire.
Vous avez été projeté en arrière ?
Gilbert Degrave. Non, mais j'ai été vite pris par la fumée. Alors, j'ai couru. Pourquoi je suis parti du côté italien ? Je n'en sais rien. Peut-être parce qu'il y avait déjà trop de fumée côté français. J'ai couru une centaine de mètres. Là, j'ai eu de la chance : un policier italien m'a embarqué dans sa voiture. Il était temps parce que j'étais à bout de souffle. J'avais déjà avalé pas mal de fumée. Je lui ai dit qu'il fallait faire évacuer tout le monde, que ça allait être grave. Il a fait sortir tous les chauffeurs. Les voitures ont fait demi-tour vers l'Italie. C'est pour cela que, côté italien, il n'y a pas eu de victimes. Mais côté français... J'ignore ce qui s'est passé derrière moi. Ceux que j'ai laissé passer avant d'ouvrir ma portière sont sortis, je pense. Mais ceux qui étaient derrière ont dû rester dans le tunnel. Pourquoi les Français ont laissé entrer d'autres voitures ? Pourquoi les pompiers n'étaient pas équipés correctement ? Qui est responsable ?...
Il n'y avait pas grand chose qui fonctionnait, dans ce tunnel. Qu'est-ce qu'ils faisaient, ces politiciens ? Le mandat, voilà tout ce qui les intéresse ! Remplir leurs poches ! Mais où sont les responsables ? Moi, à mon volant, je porte la responsabilité de ce que je transporte. Et qu'est-ce que je gagne ? Pas grand chose, quand on voit ce qu'ils empochent, eux. Mais quand il y a une responsabilité à prendre, ils ne sont plus là. Pour acheter des villas à Chamonix, il y a de l'argent, mais pour aller changer un ventilateur qui ne fonctionne plus, il n'y en a plus. Ce n'est pas à moi de dire qui est coupable. Je ne suis pas juge. Je dis simplement ce que j'ai vu.
Vous reprochez-vous cet accident ?
Gilbert Degrave. Il y a des collègues qui m'ont dit : " Pourquoi n'as-tu pas continué à rouler ? " Mais il faut vivre une situation pareille. S'il reste 2 ou 3 kilomètres, je fonce. Si j'ai un pneu crevé ou quelque chose qui brûle, je continue. Mais là, c'était trop loin. Si j'avais continué, le camion aurait explosé quand même. Cela aurait peut-être été plus grave. Les personnes qui se trouvaient côté italien auraient été aussi prises au piège. Je n'ai rien à me reprocher. J'ai tout fait pour éviter l'accident. Je ne suis pas un criminel.
Quel âge avait votre camion ?
Gilbert Degrave. Six mois et 100 000 kilomètres au compteur. Il avait été à l'entretien trois semaines auparavant, pour faire remplacer des ampoules. Parce que j'aime bien que tout soit en ordre. Depuis, j'ai entendu parler de l'enquête du magazine allemand Focus sur ce type de camions (Volvo FH 12-420), qui a relevé jusqu'à 18 cas similaires. Volvo dément toujours. Je n'ai pas dit que c'était un mauvais tracteur, loin de là. Mais il pouvait présenter un défaut. Certains ont parlé d'un problème avec le circuit de refroidissement. Tout cela, on me l'a dit, je l'ai lu, mais je ne peux pas juger. Aujourd'hui, je roule avec un Scania, mais on m'aurait donné un Volvo, je l'aurais pris sans problème. Quand vous achetez une voiture, une Renault ou une Mercedes, elle peut avoir une défaillance. Ça ne veut pas dire que toutes les Renault ou toutes les Mercedes sont mauvaises. En revanche, si une firme comme Volvo ne prend pas ses responsabilités, alors là, c'est grave ! C'est toujours pareil. Ils essaient de camoufler les problèmes et c'est toujours le petit qui prend. Toujours ! J'espère que quelqu'un va payer pour ça. Parce qu'il y a du monde qui est resté dans ce tunnel.
Quel est votre sentiment sur la reconstitution du drame qui était prévue les 23 et 24 septembre ?
Gilbert Degrave. Moi, je ne suis pas contre une reconstitution s'ils veulent savoir vraiment ce qui est arrivé. Mais ce qui est arrivé, je le leur ai dit. Et même dans dix ans, je dirai toujours la même chose. Mais ce qui est sûr, c'est que je ne retourne pas au feu. Ça, c'est garanti. J'ai eu la chance de m'en sortir. Je ne vais pas risquer ma vie une deuxième fois.
Comment s'est déroulée l'enquête ?
Le lendemain de la catastrophe, j'ai été entendu par la police. Je leur ai tout dit, comme je vous le dis aujourd'hui : les appels de phares, etc. Et puis, après deux jours, j'ai pris un taxi de Courmayeur à Turin, puis l'avion pour revenir à Bruxelles. Mon patron m'avait dit : " Faut pas t'en faire, c'est triste, mais c'est comme ça. Je n'ai pas le temps de venir te chercher, mais tu te démerdes, je te paie l'avion. " Il est venu me chercher à l'aéroport, on s'est vus une fois ou deux dans la semaine, au palais de justice. Il m'a dit que la semaine d'après, on allait voir pour un autre tracteur. Mais depuis, je ne l'ai pas revu, plus de nouvelles, il a disparu. Du coup, j'ai tout payé de ma poche et je n'ai toujours pas été remboursé. Je n'ai jamais rien obtenu, ni un papier pour me présenter au chômage, ni quoi que ce soit. J'ai tout perdu dans cet accident : télé, portable, frigo, appareil photo, ciby, vêtements pour trois semaines. Ma cabine, c'était ma maison.
Quelles étaient vos conditions de travail à l'époque ?
Gilbert Degrave. J'allais partout dans le Sud : Italie, Sicile, Espagne, Portugal, Grèce... Je ne faisais pas d'excès parce que mon patron me disait toujours : " Si tu as une amende, je la paierai pas. " Je roulais mes neuf heures par jour, avec des coupures de dix heures, quelques fois onze.
Ce sont les grandes surfaces qui nous font rouler jour et nuit parce que soi-disant elles doivent avoir leur marchandise à cinq heures, et quand vous arrivez à cinq heures, vous êtes déchargé à huit ou neuf heures. Vous sortez de votre cabine où il fait 20 à 25 degrés, et on vous demande de décharger du surgelé dans des frigos où il fait - 20 degrés. D'ailleurs, ils n'ont même pas d'assurances pour nous. Si on ne décharge pas, ils nous laissent là. Ce sont eux qui dirigent le système. Ils prennent vraiment les chauffeurs pour des clowns. J'ai discuté avec des Français qui faisaient grève sur les autoroutes. Ce n'est pas là qu'il faut bloquer. Là, on emmerde tout le monde. Il faudrait bloquer les grandes surfaces. Là, ça changerait.
Vous connaissiez bien le tunnel du Mont-Blanc ?
Gilbert Degrave. Oh, oui ! J'y passais presque une fois par semaine, facilement une fois tous les quinze jours. C'était notre route à tous, le Mont-Blanc. S'il y avait autant de camions, c'est bien que c'était la route la plus directe. Certains l'appelaient " le boyau de la mort ". Mais, sincèrement, on n'y pensait pas quand on entrait dedans, on était tellement habitués. Par contre, c'est vrai, on était tous contents d'en sortir.
Quelles étaient les consignes de sécurité dans le tunnel ? Étaient-elles respectées ?
Gilbert Degrave. 80 km/h de vitesse maxi et 100 mètres de distance de sécurité. Les 80, on respectait. Mais la distance, on ne la respectait pas tellement. Parce qu'on nous poussait à avancer. Au péage, il fallait que ça rentre... Dès qu'on avait son ticket, on avançait. Le feu était toujours vert. Ils ne nous disaient pas : " Attendez encore un peu ", non, c'était la logique du maximum. Aujourd'hui, au Fréjus, ils limitent le débit à une certain nombre de camions par heure. Mais pourquoi a-t-il fallu attendre qu'il y ait tous ces morts pour prendre cette décision ? Jamais on ne pose la question aux chauffeurs : " Que pensez-vous de la sécurité ici ? " Parce qu'un chauffeur, c'est quoi ?
Justement, que faudrait-il faire pour que le tunnel du Mont-Blanc soit plus sûr ?
Gilbert Degrave. Le tunnel, il ne vont pas le changer. Il est là. Il faut donc l'aménager. Il faudrait déjà faire les parois avec des matériaux antifeu, ça existe. Il faudrait aussi un autre éclairage et des ventilations un peu plus sophistiquées. Beaucoup de choses auraient dû être entreprises. Mais le tunnel rapportait trop. Ils ne pouvaient pas se permettre de le fermer comme ça. C'était une vraie vache à lait pour la France. Ça rentrait.
Que ressentez-vous, aujourd'hui, en pensant aux personnes qui ont perdu la vie dans le tunnel ?
Gilbert Degrave. C'est quelque chose que je ne pourrai pas oublier. J'ai quand même été deux mois et demi sans travailler. Les premières semaines, je ne dormais plus. Je me réveillais en sursaut, je revoyais l'accident. Tout le monde me conseillait de reprendre le volant le plus vite possible. Mais, quand je suis reparti, j'ai dit : " Je recommence, mais si ça va pas, si j'ai peur, j'arrête. " Parce que rouler avec la peur, c'est l'accident certain. Au début, ça été dur, maintenant ça va. Il faut être sûr de soi. Je ne vais pas aller tuer quelqu'un. Surtout après ce que j'ai vécu là.
Vous étiez préparé à un accident de ce type ?
Gilbert Degrave. Absolument pas. On n'a jamais ces problèmes-là. Une fois, mon camion a pris feu, mais c'était le boîtier électrique. Je me suis arrêté, j'ai mis un coup d'extincteur, et hop, le camion n'avait rien, on est repartis.
Qu'attendez-vous, aujourd'hui ?
Gilbert Degrave. Ce que je voudrais, c'est qu'ils reconnaissent leurs erreurs, qu'ils reconnaissent que le tunnel n'était pas conforme. Nous, quand on fait une erreur, on nous fout à la porte. Eux, on les laisse courir... Et puis il faut qu'ils indemnisent les victimes. Moi, je n'ai plus personne à charge, je vis avec ma femme, ma vie va tout doucement vers la fin. Mais un gars de trente ans qui avait un enfant... C'est ça qui reste dans ma tête.
Vous repensez souvent à ce jour ?
Gilbert Degrave. Oui, quand je vois un accident grave, ou que j'entre dans un tunnel. Je ne pourrai jamais oublier tout ça. Mais si, un jour, je dois à nouveau passer par le tunnel du Mont-Blanc, eh bien, je le ferai. Parce que c'est notre boulot, parce qu'il le faudra bien. Peut-être que je ne le traverserai pas comme avant. En tout cas, au kilomètre six, ça me fera quelque chose, c'est sûr...