1993, j'ai 33 ans...

Je meurs ou je ressuscite?

par Bédie


15 ans que je bosse dans la restauration. Au démarrage comme plongeuse et petit à petit je monte les échelons, 10 ans plus tard je fais tourner les boites des autres comme si c'était la mienne. Mais le salaire ne suit pas. Ca me gonfle énormément. Mon caractère s'en ressent et je commence à envoyer chier les clients qui me cherchent des noises. Je n'aime pas quand je deviens con.


La cerise sur le gâteau arrive un jour ou mon patron qui a oublié de me déclarer reçoit un contrôle de l'Urssaf, et me voici entre deux gendarmes en train d'essayer de me disculper. De cette sale histoire, je n'en sortirais pas indemne moralement, mais même ce genre de galère est instructive. Je me promets de tout faire pour ne plus retomber dans ce genre de situation. Mais ce choix est difficile à tenir financièrement. En plus je suis connue dans le milieu de la restauration pour mes qualités professionnelles, mais aucun restaurateur ne veut me déclarer et me donner un salaire décent.


Alors pendant trois semaines je vais déprimer entre la télé, ma bouteille de whisky et mon canapé déglingué. Je refuse toutes les propositions. Mes amis sont inquiets de me voir comme ça. Ils savent tous que mon job est mon moteur. Même moi je me fais peur, je sens qu'un profond changement est en train de s'effectuer, et qu'un retour en arrière n'est plus possible. Je fais une demande de RMI pour commencer. Même si la soupe n'est pas bonne, il faut bien bouffer ! Puis une liste de ce que j'aime faire et une autre de ce que je ne veux plus faire. En me relisant, je constate que la conduite revient dans beaucoup de situations. En regardant vaguement la télé, une mauvaise série parle d'une fille qui veut conduire des camions… Tilt ! Et pourquoi pas ? A peine l'idée est dans ma tête, qu'un sourire me vient aux lèvres. Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivé.


Alors je commence à sortir de mon enfermement, et parle timidement de mon projet à mes meilleurs amis. Aucun ne me découragera, un me dira : « pourquoi pas ! Pour une fois tu seras vraiment à ta place ».
Le lendemain, je lance ma demande de prise en charge pour mes permis. C, EC, et D.
Les problèmes commencent…


Malgré que je corresponde à tous les critères, ceux qui décident des financements, renâclent à voir une femme dans ce type de formation, en usant de mauvais prétextes. Je vous rappelle que nous sommes en 1993, au cœur de l'Ardèche profonde…
Cela ne fait que renforcer ma détermination. Je débarque à l'ANPE, suite à un nouveau refus de la commission de financement, pour demander des explications. La conversation durera plus d'une heure, alors que les bureaux sont fermés au public. Et là, c'est devant tous les conseillés et le directeur de l'agence, que je défends mon beefsteak, en leur expliquant que mon RMI, c'est à vie qu'ils me le verseront si ils m'empêchent de suivre la formation que j'ai choisi et à laquelle j'ai droit. Nouvelle commission un mois plus tard, je téléphone un peu angoissée. Après un an de bataille administrative, c'est enfin accepté. Je raccroche et je pleure.


Février 1994, je débarque à Bourg les Valence chez Jean Chazot. 3 permis à passer. Je suis un peu plus lente que la moyenne dans l'apprentissage, le C je le décrocherai tout juste, un déclic se passe lorsque je passe en EC. C'est ça que je veux conduire. Code, plateau, route rien ne m'arrête, je réussi tout du premier coup. Là où ça coince c'est en transport en commun. Je l'obtiens au deuxième essai de route.


Deux jours après, je commence comme chauffeur TC à Vallon pont d'arc, chez un loueur de canoës. C'est lourd ces saloperies ! 50 kilos qu'il faut charger et décharger ! Je me les reprends sur le nez quand j'essaye de les monter au troisième niveau de la remorque, sous les regards moqueurs des autres conducteurs. J'apprends à biller, charger et conduire des véhicules dont je suis étonnée qu'ils soient passés au contrôle technique, sur les routes de chèvres de notre magnifique département. C'est le métier qui rentre. Mais je suis loin de mes rêves de semi remorques en inter ou national! Je m'accroche, et les paris qui avaient été lancés par mes collègues sur le peu de temps que je resterais, tombent aux oubliettes, mon surnom de « poufiasse » aussi. Je perds 15 kg en deux mois, et fini ma première saison épuisée mais super contente.


J'ai ma première expérience, et je crois qu'avec ça je vais trouver un camion à conduire. Effectivement, 2 mois après, un transporteur de la région Bourgogne cherche une conductrice pour un double équipage féminin. La réglementation commence à se mettre sérieusement en place, et l'entreprise vient de se manger un contrôle sévère avec une amende colossale a cause de toutes les infractions. A ce tarif, Il vaut mieux embaucher d'autres conducteurs. Nous roulons a deux les deux premiers jours ensuite je file seule faire les livraisons en Italie du sud. Camion remorque DAF 95, 900200 km au compteur. Je suis heureuse et morte de trouille en même temps. Ca se passe bien, quelques petites galères, je me coince à la sortie d'une usine, après une heure de manœuvre, je m'en sors, je m'embourbe sur un terrain herbeux, mais trouve quelqu'un qui avec un engin de chantier va m'aider à m'en sortir. Après ça, il ne faudra jamais plus me demander de rouler sur de l'herbe!!!


Après deux mois, les conducteurs avec qui les nouveaux embauchés partagent les camions, font la gueule. Leur payes diminuent et partager leur cabine ne leur plait pas non plus. La fille avec qui je roule est la plus virulente lorsqu'on lui confirme mon embauche. Le rêve tourne rapidement au cauchemar. Facile pour une conductrice expérimentée de faire faire le sale boulot à l'autre. Je ne suis pas stupide et lui fais remarquer. Ca part en live et la semaine suivante, je ne reprendrais pas le camion, car me connaissant j'aurai fini par lui exploser la tête.


Je retourne chez le loueur de canoës, pour 6 mois. Je me perfectionne, j'apprends à réparer les bateaux en résine, et continues à conduire mes véhicules datant de la préhistoire. L'hiver, j'essaye de retrouver un poste en transport routier, mais les CV restent sans réponse. Après quatre saisons à Vallon, je commence à en avoir marre de ce boulot qui me transforme petit à petit en nageuse Est allemande sous anabolisants. Et puis 6 mois de boulot par an ne me suffisent pas.


1998, naissance de la FIMO. J'apprends par hasard que mes permis ne sont plus valides ! Tous les conducteurs routiers sans FIMO du canton, inscrits à l'ANPE ont été convoqués à une réunion d'information … Sauf moi ! Ca recommence ! Je vous passe les détails des discussions pour avoir droit à ma formation, ce coup là j'ai de l'expérience, et deux mois après me voici au centre AFPA du Puy en Velay. Je reprends contact avec une semi et c'est nécessaire. J'ai la chance de tomber sur un formateur qui me recadre, et me fait reprendre confiance en moi. Deux semaines après l'obtention de la FIMO, une petite entreprise d'Aubenas me fera un petit contrat d'un mois, mais qui sera le tremplin vers un autre monde.


Je comprends qu'avec ma FIMO, je suis beaucoup plus intéressante pour un patron. Ils n'ont pas le choix et donc acceptent de me recevoir. Je fini par trouver un contrat solide sur Montélimar. D'abord en double équipage sur Limoges et pour pas une thune! Ducon avec qui je roule veut tout régenter, et pendant trois mois je ferme ma gueule et je bosse. En salle de repos, un collègue vient me prévenir que mon coéquipier est en train de me ruiner la santé auprès des chefs. Il me dit en plaisantant à moitié : « Ca t'apprendra à ne pas vouloir faire une sieste crapuleuse avec lui! » Moi je n'ai vraiment pas envie de rire, mais je le remercie pour l'info. Je me mets à réfléchir très vite. Je n'adresserai plus la parole à Ducon pendant deux semaines. Ca c'est dur a faire quand on partage une cabine pendant 15 heures chaque jour ! C'est lui qui craque et quitte l'entreprise ; moi je refuse de continuer le double sur Limoges.


Et le vrai job comme je l'imaginais a commencé enfin. Par du régional, pour débuter, puis au fil des années et de différentes entreprises, l'expérience s'est faite, en frigo, taut, plateau, un peu d'exploitation… Alors que je bosse en plateau depuis un an, une coqueluche me cloue au lit pendant un mois. Je ne passe pas loin d'avaler mon bulletin de naissance, pour une maladie aussi stupide et simple à soigner. Mais mal diagnostiquée, elle me laisse des séquelles physiques et morales qui changent ma façon d'aborder la vie.


Je décide enfin de me faire plaisir, et m'achète ma bécane. De réaborder la route sans aucune contrainte horaire, avec une moto si agréable à piloter, provoque une petite tempête dans ma tête. Quand je remonte dans le tracteur, il m'est de plus en plus difficile de supporter la réglementation qui vient de changer, ne nous laissant plus aucune marge de manœuvre. La hausse du gasoil nous oblige à rester en régional, je prends de moins en moins de plaisir dans mon job, et recommence à devenir très con avec mon entourage! Ca me ramène 15 ans en arrière et changer de travail devient une évidence.


Quelques années auparavant, de mon bureau d'exploitante, j'ai pu aider quelques conducteurs débutants qui galéraient par manque d'expérience. Personne n'avait jamais eu l'idée dans cette entreprise, de former le personnel. Et je prenais beaucoup de plaisir à le faire avec le peu de moyens que j'avais. La graine est plantée, il lui faudra 5 ans pour qu'elle commence a germer.

Je profite de mes vacances pour passer quelques concours dans des centres de formation, en même temps je postule comme formatrice dans l'entreprise où je travaille. Ces derniers ne me convoquent pas alors que les centres de formations me font de sérieux appels de pieds auxquels je ne réponds pas. Enfin, pas tout de suite...


Je tire un peu trop sur la corde nerveusement et un vendredi j'envois tout balader. Un client sous pression m'emmerde pour une palette non conforme à sa commande. Pendant que je manœuvre il ouvre ma portière, j'essaye de la refermer, mais il insiste tellement que je manque de tomber de la cabine et mon épaule me fait mal. Frein de parc, point mort je me lève et mon pied gauche part lui frôler le nez! Pas très diplomate, mais efficace pour qu'il me foute la paix. Je rentre garer l'ensemble, et me dis que j'ai atteint le sommet de ma connerie. Je décide de ne plus travailler dans ces conditions et je m'arrête. Il faudra deux semaines pour que ma colère retombe.


Ma chef me convoque. D'un air grave elle essaye de m'engager à ne plus me comporter de cette manière. J'éclate de rire, et lui demande si elle ne se fout pas un peu de ma gueule. Je lui décris la dégradation des conditions de travail depuis un an, non seulement pour moi, mais pour les caristes du site où on charge et ceux pour qui on livre. Trois livraisons par jour, j'ai des tendinites de partout tellement il faut sangler et je fais 220 km par jour. J'ai mon exploitant toutes les heures au téléphone pour savoir si « ça va passer » et en prime je me reçois des lettres recommandées parce que j'ai dépassé mes temps de travail !!! Non, je ne peux pas lui promettre ça, surtout que je veux qu'elle me licencie. Elle comprend vite qu'un retour en arrière n'est pas envisageable et que si elle ne me l'envoie pas ça va recommencer. Je la reçois trois semaines après.

Après dix mois de chômage, j'accepte la proposition d'un des centres de formation. Et me voici jetée à coup de pied dans un nouveau métier! Depuis quelques années ça me travaillait d'enseigner mon savoir faire. Dès que je voyais quelqu'un galérer dans le job, je ne pouvais m'empêcher de ramener ma science, gentiment, comme un cadeau que rarement on m'avait fait lorsque je débutais.

Mes premiers jours sont un peu chaotiques. Sans aucune formation de base de formateur, me voici à côté de conducteurs débutants qu'il faut dégrossir. Le premier me crame un stop dans les dix premières secondes sous les yeux d'une voiture de gendarmes !!! Rapidement je découvre l'efficacité des doubles commandes, et pile 2 mètres trop tard. D'un ton acide, je demande si en voiture il se comporte comme ça? Les flics se marrent en voyant ma trombine qui touche parterre. Ça commence bien !

On repart dans la zone industrielle où les rues sont larges et où la circulation n'est pas trop dense. En 40 minutes de conduite, c'est incroyable ce qu'on peut apprendre sur les gens. Leur comportement au volant est très ressemblant à leur caractère. Ce même comportement va vite prendre une place importante dans la vie du groupe auquel le stagiaire est rattaché. Je m'aperçois vite que ceux où l'ambiance est bonne, et où la solidarité est de mise, la progression est rapide. Les autres qui se tirent des coups dans les pattes stagnent à un niveau assez bas. Dans ce cas là, j'interviens pour leur expliquer que leur intérêt est de bien s'entendre et de ne pas se moquer des autres qui font des erreurs car au travers de celles-ci, c'est aussi un enseignement pour eux même.


Le tour de sécurité est particulièrement fastidieux en 19T. Au début il leur faut 40 minutes et calent tous aux mêmes endroits, aussi je me penche sur la rédaction et la mise en page de ce texte. Finalement, je ne change rien au texte mais le présente complètement différemment. Ma petite formation en secrétariat et la connaissance de Word me sert beaucoup. 2 jours après, un stagiaire me fait sa vérif. en 17 minutes et une erreur! Waoh! Je suis fière de lui et peux enfin expliquer aux autres comment il faut la sortir devant le jury sans leur prendre la tête. Je ne peux m'empêcher de penser que c'est qu'une pièce de théâtre que les stagiaires ne rejoueront Jamais en entier, mais elle rassemble tous les points essentiels à surveiller sur un véhicule. Alors avant chaque sortie je leur fais faire ma vérif. Les feux avant de démarrer, et le tour du véhicule portes, pneus, crochet de porte, réservoir et chargement.


Quelques difficultés culturelles apparaissent après deux semaines. J'appelle mon directeur qui se trouve sur le site et lui fais part de la situation. Il convoque les stagiaires en ma présence, et leur explique gentiment mais fermement qu'ils n'ont pas d'autre choix que de m'écouter, car si je suis leur formatrice c'est qu'il y à de bonnes raisons. Ca grince des dents. Suite à cette mise au point, je ressers la vis, et en fin de journée ils sont épuisés par le travail que je leur ai demandé, mais comprennent qu'ils ont fait du bon boulot. Le lendemain, un viendra me présenter des excuses. Je remercie mon directeur pour son soutien, il m'explique que j'ai bien fait et que ça s'appelle un passage de relais.


Certains stagiaires n'assimilent pas de la même manière que la plupart des autres. Ce n'est pas une raison pour les éjecter de la formation. C'est à moi de m'adapter à eux s'ils ne comprennent pas, et d'essayer de trouver les bons mots ou la manière pour qu'ils comprennent. Mais parfois je désespère. Je me dis que le jour du permis ça ne va pas le faire. Et puis le miracle arrive…
Un d'eux débarque du Sénégal, et malgré un Français bien meilleur que le mien, il m'explique que les deux premières semaines du stage, il ne captait rien à cause de nos accents si différents. Son intelligence le sauvera, il travaillera plus que les autres et sortira bien plus fort que les autres.


Une autre ne maitrise absolument pas son gabarit et les virages. Je la forcerais à prendre des routes où deux camions ne croisent que très lentement. J'ai quelques doutes sur sa vision. Je lui impose un examen médical pour ses yeux et soupçonne une myopie suite à une conduite de nuit où un fait va se produire. Nous prenons la route entre Boën et Thiers. Quelques petites erreurs qu'elle corrige rapidement. Je ne dis rien. Les trois loustics derrière se taisent petit à petit. Au bout de dix minutes sans un mot, je me retourne vers eux et leur demande : « Alors les gars ! Qu'est ce que vous pensez de cette leçon de conduite ?
- Ouaih ! C'est clair ! » me répondra l'un d'autre. Durant ces 50 km, elle maitrisera son véhicule comme une pro. Utilisation de l'énergie cinétique, ralentisseur au bon régime, freinage à discrétion pile poil au bon moment pour rééquilibrer le véhicule avant les virages. Tout y est ! Elle me scotche tellement elle comprend tout !!! Au changement de conducteur je lui dis : « tu as pris le pouvoir, ce n'est plus camion qui te mène c'est toi qui le maîtrise. Si tu as bien écouté le moteur, il ne gueulait plus, il ronronnait » Une étincelle dans ses yeux m'a fait comprendre qu'elle a pris le plus grand pied de sa vie (en conduite!)


Je ne pourrais pas les suivre jusqu'à la fin de leur formation, mais je serai présente lors des examens d'ici trois semaines. Et bien sur je vous tiendrais au courant.

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