"Qu'ils se démerdent!..."

par Power600

 

17 août, 11H45.

J'arrive au boulot. Un semi-remorque m'attend, chargé de palettes de boissons pour deux magasins du Morbihan. Des liquides comme ils disent à l'entrepôt.

Ce matin le tracteur a roulé avec une autre remorque maintenant vide qui est parquée dans la cour.

Seulement le collègue a eu la flemme d'en sortir le transpalette électrique et a posé sa remorque sans autre forme de procès avant de mettre le tracteur sur la mienne.

Préférant ne pas prendre le risque de me retrouver comme un gland si j'arrive à un magasin sans moyen de manutention il me faut redécrocher le tracteur, reprendre l'autre remorque, l'amener à un quai, mettre le transpalette électrique sur la quai, retourner ranger la remorque et la décrocher, ensuite revenir à la mienne pour raccrocher.

Comme par hasard le temps que je fasse ce manège, le tracteur de cour est passé et a expédié la mienne je ne sais où. Les chargeurs ont sans doute besoin de la porte 17 où elle se trouvait pour un autre camion.

Il me faut donc la chercher puis la raccrocher, la remettre à quai à une porte libre et enfin charger ce putain de transpalette électrique qui commence singulièrement à me gaver.

Il est maintenant 12H15, juste l'heure prévue du départ. Bien fait de me pointer là en avance, moi.

Tout ce cirque juste parce qu'un partisan du moindre effort n'a pas eu le courage de passer trois minutes à se mettre à quai pour décharger le transpalette avant de décrocher.

ll sait pourtant que celui qui fait le deuxième tour en aura besoin mais non, c'est trop long. Faut foutre le camps de là le plus vite possible. Pour aller honorer Bobonne ou ne pas rater le match sans doute.

Alors on pose vite la remorque, on raccroche à l'autre en vitesse et basta, l'autre qui va arriver à midi, il n'a qu'à se démerder.

Et pourtant..Quand je suis de tournée le matin je me fais chier à préparer l'ensemble pour le suivant avec transpalette, rallonge pour le câble de hayon si besoin, niveaux vérifiés sur le tracteur et même parfois ensemble directement prêt au départ avec papiers du chargement dans la cabine et tout. En échange, on me fait un coup de pute. Ce n'est pas la première fois, ni la dernière.

C'est même devenu un art de vivre chez certains.

On ne vérifie pas l'huile car "tant que le voyant s'allume pas c'est bon, c'est évident".

On pense bien à mettre des gants pour ne pas salir ses petites mimines mais on ne fait pas cas de la graisse qu'on répand partout avec ces foutus gants. Un flexible de frein propre ne le reste pas longtemps.

On ne vérifie plus que le verrou de la sellette est bien enclenché, à quoi bon. Si c'est mal raccroché celui qui prend l'ensemble va se démerder.

En décrochant, on ne prend plus la peine de baisser suffisamment les béquilles si on bute sur un point dur. Pousser la manivelle sur la grande démultiplication, c'est trop long. Alors on pose la remorque sur des béquilles trop courtes, c'est plus rapide. Tant pis si même le tracteur de cour ne peut pas pas se glisser sous la remorque après. Signaler que cette semi à un problème sur les béquilles? Ah ben non, c'est l'heure alors on verra ça plus tard.

Ranger les flexibles plutôt que les laisser trainer sur la boite de vitesses s'il faut rouler en solo? Ben, pourquoi faire? Le câble d'ABS a fini par aller fricoter avec le cardan à la sortie de boite et en a souffert? Ah, et alors?

On est sur un porteur et il n'y a pas de transpalette dedans? Qu'à celà ne tienne, toujours pour s'éviter la lourde tâche d'une mise à quai, on pique celui d'un des autres porteurs. Bah, l'autre n'aura qu'à se démerder.

C'est vrai à 4H00 le matin on ne peut pas se mettre à quai en porteur. En outre il faudrait aller en chercher un en salle de charge, c'est beaucoup trop loin.

Un matin on regarde avant de partir dans le camion si on a bien le client prévu mais le hayon du porteur montre des signes de faiblesse? On ne voit pas que les batteries sont à plat et on n'a même pas idée de se dépêcher de démarrer le moteur tant que c'est encore possible. Non, on fait jouer le hayon en pestant, histoire de bien finir de vider les batteries.

Le hayon a une fuite, les voyants du tableau de bord ne marchent plus, plusieurs ampoules de feux ne répondent pas à l'appel? Alors on se garde bien de signaler tout ça car "ce n'est pas moi qui m'occupe de ça!"...Quant à changer une des susdites ampoules de feux, "eh oh je suis pas mécano moi hein".

Et justement, le mécano n'attend que ça: qu'on lui signale les petites choses qu'on est amené à remarquer. Il se sert d'un grand tableau blanc où il note ce qu'on lui indique en vue d'y remédier s'il le peut lorsque qu'il a le véhicule concerné à l'atelier. Mais bon, c'est trop compliqué ou trop long de dire qu'on a vu une fuite d'huile à un vérin du hayon ou que le freinage laisse à désirer. Au mécano de se démerder.....

La consommation? Mais on s'en fout, c'est le patron qui paye le gas oil. Alors on ne voit pas que le 942, un FH 420, a un problème car il ne descend pas sous les 37 litres aux cent sur des tours où les autres tracteurs font 32 à 34 litres. Il faut dire que ce pauvre tracteur acheté neuf a été rodé par un sauvage, si tant qu'on puisse parler de rodage. "C'est qu'il ne faut pas en faire un veau alors je vais lui lui faire un rodage comme il faut, tu vas voir"..

Résultat, le moteur n'a jamais pu se mesurer aux autres 420 de la flotte. Il a 440 000 km et il est fatigué.

Le faire chauffer une minute puis rouler sans trop forcer au départ? Niet, à fond à fond à fond, démarrage à froid ou pas! Ca ne va pas aider non plus pour sa longévité mais on s'en fout hein, "c'est pas nous qu'on paye".

A l'inverse, on veille bien à ne pas l'arrêter sur le parking où se trouvent trois ou quatre frigos avec les rideaux tirés, pendant qu'on va boire un jus et faire les pipelettes à la guitoune du gardien.

Les gars dans leurs cabines vont plus pouvoir dormir avec tous ces moulins qui tournent au ralenti? Oh, ils n'avaient qu'à aller se garer à Brest ou à la Roche-Bernard.

Conduire au compte tours? Non, il faut accélérer, il n'y a pas de plage verte qui tienne.

Le ralentisseur? on s'en sert pas, c'est inutile.

Les essuie-glaces? A quoi bon signaler qu'ils sont morts, de toute façon la météo ne fait que se tromper. Il ne pleut pas en Bretagne.

Le transpalette électrique? Pourquoi en prendre soin, c'est increvable ces trucs là. Et puis, si on signale qu'il y a un stabilisateur mort dessus, il ira à l'atelier et il faudra peut-être faire quelques livraisons au transpalette à main. Inadmissible. Si au travail il faut maintenant faire un effort physique, on va-t-on, je vous le demande ma bonne dame. Alors autant le garder avec sa roulette à moitié détruite.

Les pneus? Bah tant qu'ils sont pas à plat sur les roues avant, tout baigne.

On a esquinté une aile du tracteur en ratant une manoeuvre? Bah ça arrive même au meilleur, hein. Surtout, on ne dit rien. Pas vu, pas pris. Et puis, les assurances ça sert à ça, n'est ce pas?

Les lettres de voiture? Boah, on ne les remplit pas, la secrétaire va se débrouiller avec ça. De toute façon ces histoire de compte propre et de compte d'autrui, ça sert à rien.

C'est une "nouvelle race de feignants" comme disait Coluche, qui se répand.

Des jeunes plus-vieux-que-leur-père mais aussi des anciens qui estiment sans doute qu'ils en ont assez fait. Pour ces gens là, bientôt même tourner le volant sera trop dur. D'autres qui sont arrivés là un peu par hasard, san trop savoir comment.

Des petites filles qui pleurent parce qu'il n'y a pas la clim dans le petit FH 360. Qui, bizarrement, savent faire diligence pour signaler que l'autoradio ne marche plus.

Des crapauds qui se foutent de tout sauf de leur chèque à la fin du mois. Qui ne font ami-ami avec la secretaire que pour qu'elle accepte de "me rajouter une demi-heure pour hier matin". Ce que d'ailleurs elle ne fait pas car ce n'est pas de son ressort.

Des tartuffes qui veulent "commencer et finir à heure fixe".

Des gens qui n'auraient jamais dû être où ils sont et pour qui la notion de conscience professionnelle est quelque chose de très vague. Qui ne chercheront en aucun cas à en faire plus ni même à faire au mieux. Surtout, ne pas essayer de se remettre en cause. Surtout pas.

En un mot: des incapables.

Bien entendu, avec ces zèbres c'est la réputation de l'ensemble de la profession qui en prend un coup. Mais pour eux c'est sans importance, on n'a qu'à se démerder...

A ces gens là, je n'ai qu'une chose à dire: Eh bande de pignoufs, vous vous démerdez comme des manches. Vous vous êtes même trompés de métier.

http://www.fierdetreroutier.com - reproduction interdite