Portrait :Voyage au bout de l'ennui

par Henri Haget

Article publié dans L'Express du 20/07/1995

 

Zones industrielles, péages déserts, postes-frontières tatillons… Les conducteurs au long cours n'ont rendez-vous qu'avec l'attente et la solitude. Leur errance cafardeuse est devenue une épopée balisée.

Il fume des brunes, sans filtre, roule au diesel et parle à l'économie. Le soir, vers minuit, il gare son bahut sur un parking d'autoroute, puis il descend lentement de sa cabine et allume sa dernière cigarette de la journée, la soixantième environ. Il lui arrive alors de lâcher une ou deux confidences, de baisser sa garde presque par inadvertance, comme le font tous les boxeurs à l'issue d'un combat harassant. Jean-Paul cause avec l'accent ch'ti. Autour de lui, des monstres immatriculés aux quatre coins de l'Europe sont assoupis, portières verrouillées, rideaux tirés. La nuit sent le gas-oil et le caoutchouc brûlé.
«Tout à l'heure, tu m'as demandé à quoi je pensais quand je roulais? - Ouais.
- Et je t'ai répondu quoi?
- A rien.
- En fait, c'est pas vrai: je pense à quelque chose.
- Ah bon!
- Je pense tout le temps à mon chien. Il est vieux. Je me dis qu'il va mourir et que, ce jour-là, je ne serai pas là.»

«Je connais mon camion comme ma femme»
Jean-Paul a 45 ans, une femme, un chien et plus de 3 millions de kilomètres derrière lui. Son premier camion, c'était un Berliet, au début des années 70, un bestiau d'un autre âge. «A l'époque, il n'y avait pas la direction assistée: j'étais obligé de me mettre debout pour pouvoir tourner le volant.» Aujourd'hui, il conduit un AE 420, un 40-tonnes de chez Renault, avec 16 vitesses au plancher (8 petites, 8 grandes), un frigo sous la banquette, deux couchettes et la climatisation. Jean-Paul égrène les trésors de sa cabine aménagée avec des ardeurs d'agent immobilier. C'est sa maison, dit-il souvent, celle où il passe le plus clair de son temps. «Habituellement, j'emporte aussi une machine à café. Mais là, on risquait d'être serrés.» Pour le reste, il n'est pas du genre à se sentir à l'étroit dans son métier. «Je suis peinard. J'ai personne sur le dos. Je connais mon camion comme ma femme.» A sa façon d'anticiper les moindres réactions du moteur, de ne jamais lui arracher une plainte, on devine que Jean-Paul connaît très bien sa femme. Lundi, 7 heures. Il est là dans la cour de l'usine Alibert de Marles-les-Mines (Pas-de-Calais). Il attend. Le stoïcisme est une seconde nature chez les routiers internationaux. L'heure tourne et ils attendent. Qu'on les charge, qu'on les décharge, qu'on leur trouve du fret pour le retour, qu'un douanier daigne apposer son tampon sur un formulaire en moldo-valaque. Jean-Paul est blindé. Il a des nerfs d'acier et une cartouche de brunes dans la boîte à gants. Au bout d'une heure ou deux, il enfournera une cargaison de pare-chocs à destination de l'usine Renault de Novo Mesto, en Slovénie. Il a pris soin de surbaisser sa remorque: «Y a un pont de 4 mètres du côté de Ljubljana et je mesure 4,12 mètres.» Entendons-nous bien, Jean-Paul n'a rien d'un géant, mais il lui arrive souvent de parler de son camion à la première personne.

Au fond, il est tout le contraire de ce à quoi on s'attendait. Le style catcheur en débardeur, tatoué des biscoteaux, une fille dans chaque bistrot. «Je sais, dit Jean-Paul, les gens ne nous aiment pas.» Lui pèse à peine 60 kilos, vouvoie les jeunes femmes et n'a même pas la CB. «Je l'ai eue, c'est plein de mecs qui braillent, qui racontent leur vie. Ça ne m'intéresse pas.» Jean-Paul est un pur. Un solitaire. Un sage. Son père était mineur, sa mère, trieuse de charbon. Ils eurent 18enfants et en adoptèrent 5. Ça aide à garder les pieds sur terre. A 12 ans, l'été, il transpirait dans les champs. A 14, il était embauché comme garçon boucher. A 16, il pointait dans une fabrique de textile. Aujourd'hui, il se débarbouille à la sauvette, se rase au milieu des urinoirs, et, pour un peu plus de 7 000 francs par mois, il tient l'économie du pays au bout de son frein à main. C'est un privilégié. Le premier jour, donc, on a fait un tour d'horizon assez complet des zones industrielles du Nord-Pas-de-Calais. Jean-Paul a chargé dans quatre entrepôts différents. Toujours du matériel auto. Toujours à destination de Novo Mesto. «Les ramasses, c'est ce qu'il y a de plus chiant», souligne-t-il à bon escient. Sur le coup de 15 h 30, enfin, on a quitté l'usine Renault de Douai. Jean-Paul a tiré une bouteille d'eau du frigo. Il avait l'air presque guilleret. «Ce coup-ci, ça y est. Il n'y a plus que les horaires et les flics qui peuvent nous arrêter.»

On ne plaisante pas avec les horaires chez les routiers. Avec les flics non plus, bien sûr. «T'as fait ta coupure?», «Et toi, t'as roulé tes 9 heures?». Ce n'est pas qu'ils soient feignants - ça non - c'est le règlement. Un chauffeur n'a pas le droit de rouler plus de 47 heures par semaine (3 journées de 9 heures et 2 de 10 heures). Jean-Paul n'a rien contre. Il a connu trop de types qui ont plié leur camion, leur existence aussi, parce qu'ils n'avaient pas su lever le pied. Le problème, c'est de savoir où commence le boulot. Et le chargement dans les usines, c'est du houla-hoop? Ajoutez à cela la pause obligatoire toutes les quatre heures et vous obtenez la journée moyenne d'un routier: 7 heures-23 heures. Jean-Paul est réglé comme une horloge. Il se soucie comme d'une guigne du kilométrage de ses trajets. Mais il est imbattable sur les heures de volant. «Pour aller à Novo Mesto, je peux t'annoncer à cinq minutes près combien de temps je dois rouler.» Ça ne presse pas vraiment. Sur l'autoroute A 26, à hauteur de Reims, une voiture vient de nous doubler à la vitesse de la lumière. C'est une 4 L. Un coup d'œil au tableau de bord confirme l'impression. Jean-Paul est à fond. On frôle les 90 kilomètres à l'heure.

«Sans mon permis, je suis fini»

Le moteur de son AE 420 est bridé. Tous ceux des camions français qui font l'international le sont. Là encore, c'est le règlement. Et les bombes roulantes qui hantent nos départs en vacances, alors? «Bah! tranche-t-il, c'est sûrement des étrangers.» Lui, en tout cas, ne se voit pas en train de bricoler son «mouchard», sa «boîte à pastilles», son «juke-box», bref, le tachymètre qui épie le moindre de ses excès. Récemment, il a été récompensé par le diplôme d'or des routiers: 1,5 million de kilomètres sans accident. On applaudit l'artiste. Il tempère: «Sans mon permis, je suis fini.» Tous les cinq ans, il passe haut la main la visite médicale obligatoire. Du sérieux, à ce qu'il paraît. «Ils te font tout: les yeux, le cœur, tout... Même les gamma!» Les quoi? «Les globules, là, pour l'alcool... De toute façon, ça picole de moins en moins dans le métier. En Slovénie, c'est même pas la peine d'essayer. Le taux limite, c'est zéro.» Là-dessus, on a roulé trois bons quarts d'heure sans dire un mot.

A la sortie de Saint-Dizier, Jean-Paul a choisi de s'arrêter dans une station-service pour manger un morceau. Il était 19 h 30. Ça ne se présentait pas trop mal. «Quand je suis seul, je m'arrête toujours là. Y a un self, des douches, la télé. C'est des filles qui servent, tu verras, elles sont sympas.» Bon. Ce soir-là, il y avait deux ou trois clients au comptoir, des Néerlandais qui payaient leur plein d'essence, Johnny qui s'époumonait à la radio et Laurence, la serveuse, qui traînait des pieds. Jean-Paul a commandé un steak haché avec des frites, un quart de vin et une tarte aux pommes. Pour détendre l'atmosphère, il a demandé à Laurence ce qu'elle pensait des routiers. C'était une bonne idée, sauf qu'elle a répondu: «Pff! Des gueulards...» Ensuite, la radio a annoncé qu'un poids lourd avait percuté une voiture sur la nationale 4. Jean-Paul a grimacé. «Encore un bon point pour nous.» En fait, on ne s'est pas éternisés. Le jour est tombé. Jean-Paul a décidé de pousser jusqu'à Nuits-Saint-Georges. Le péage était désert. On s'est garés, dans un coin. Jean-Paul a mis le réveil à 7 heures. Il lui manquait quelque chose. Son ours en peluche. «Il est aussi grand que moi. D'habitude, je ne m'en sépare jamais. Il voyage sur le siège du passager.
- Ça t'arrive de lui parler?
- Je parle déjà à mon camion. Ça suffit comme ça.»
Le lendemain, on a repris l'autoroute et notre vitesse de croisière. Pépère. L'aventure n'est plus ce qu'elle était. L'autoroute l'a tuée. Jean-Paul se souvient de ses débuts dans la profession. Ses collègues étaient presque tous d'anciens légionnaires. Des spécialistes du Moyen-Orient. Rouler vingt-quatre heures d'affilée ne leur faisait pas peur. Les types à l'époque savaient s'équiper léger. Un short et un flingue leur suffisaient. Jean-Paul ne regrette rien. Il s'adapte. Aux flux tendus, au téléphone de bord qui le relie à son patron, à un monde qui fout le camp. Sur le bord des nationales, les bistrots d'autrefois, les fameux Routiers, se meurent. Ils ont été dévorés par les rejetons de Jacques Borel. L'autouroute, toujours…

Cigarette, péage, café, re-péage

Il y a belle lurette que la voix de Max Meynier s'est évanouie dans la nuit, que Lulu de Châteauroux ne cause plus en direct avec Dany qui fait l'Espagne, «et bonne roulade à tous». Les routiers sont-ils encore sympas? «C'est plus ça, admet Jean-Paul. Avant, si un type était dans la merde, je faisais un détour pour le dépanner. Aujourd'hui, il faut vraiment que je travaille dans la même boîte que lui pour m'arrêter.» A ce prix-là, l'activité du transport routier a doublé en vingt ans et son trafic pèse désormais trois fois celui du rail. Pour la rigolade, le prochain coup, on ira voir chez les cheminots.

Reprenons. Cigarette, péage, cigarette, café, cigarette, re-péage. Juste avant le tunnel du Mont-Blanc, on a fait la connaissance de Christian, ex-ceinture noire de karaté reconverti chez les routiers. Jean-Paul et lui travaillent pour le même transporteur: New Transunion. Tous les deux se rendaient en Slovénie. Ils ont décidé de rouler ensemble. On appelle ça un convoi. «Ça évite les coups de cafard, dit Christian. Quand je suis loin de chez moi, je me raccroche à n'importe quoi. Pour ne pas penser tout le temps à mes gosses.» Vaille que vaille, il entretient la flamme. Il passe des heures branché sur sa CB, voyage avec une paire d'haltères sur la banquette arrière. Il fait des pompes, aussi. Tous les matins. Dans sa remorque.

Le deuxième soir, du côté de Milan, il s'est passé une sorte d'événement. On a quitté l'autoroute. Contraints et forcés. Il était presque minuit et l'aire de Brembo était bondée. Jean-Paul a un peu rouspété. «On a même pas cassé la croûte, mais j'ai plus faim.» Finalement, on s'est rabattus sur un parking d'usine, à 500 mètres de la bretelle de sortie. Un routier français prenait le frais à côté de son camion. Il était seul. C'était un type de Blois. Jean-Paul lui a offert une bière. «On s'est pas déjà vus? A Valladolid, non?» Pendant une petite heure, ils ont causé métier. A un moment, l'autre a caressé le museau de son semi-remorque: «Hein! Bébé...» Jean-Paul a souri. «Ah! toi, c'est Bébé. Moi, c'est Crapule...»

La journée du mercredi a moyennement commencé. Christian était inquiet. Il y avait des problèmes de déchargement à Novo Mesto: «J'ai chopé Philippe à la CB. Il m'a dit que “Crâne-fêlé” était bloqué là-bas depuis cinq jours.» Vers midi, on est arrivés à la frontière slovène. Les douaniers de Gorizia étaient plutôt bien lunés. Deux heures d'attente. La routine. Jean-Paul a coupé le moteur. «C'est toujours au niveau de la troisième guérite que ça bouchonne.» Et ils font quoi, dans la troisième guérite, les douaniers slovènes? «Euh... Ils vérifient les coups de tampon qu'on t'a posés dans les deux premières.»

A l'approche de Ljubljana, il a fallu grimper un col. A la sortie du premier lacet, on s'est retrouvés coincés derrière un camion-citerne polonais. «Si elle est pleine, on n'est pas arrivés», a lâché Jean-Paul. Elle était pleine. Ensuite, on a pris la route de Zagreb. Un panneau indiquait: Novo Mesto, 46 kilomètres. Jean-Paul s'est mis à siffloter un vieux truc d'Eddy Mitchell.

Le soir, tout le monde s'est retrouvé à la même table. Jean-Paul, Christian, Bruno, Tony, Jean-Luc, Dragon-Ball: ils étaient tous là. La plupart étaient arrivés depuis deux ou trois jours. Ils attendaient leur tour pour décharger. La pizzeria avait une vue imprenable sur les grilles de l'usine Renault. Jean-Paul a téléphoné à sa femme pour lui dire qu'il ne serait sûrement pas de retour avant dimanche. Et qu'est-ce qu'il fera, chez lui, dimanche? «Je crois que je vais nettoyer mon camion.»

 

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