Début novembre j'ai accompagné Philippe 26 pendant deux jours. Je voulais commencer à me documenter sur le quotidien d'un chauffeur routier pour un roman que je suis en train d'écrire. Suite à ce petit tour en camion j'ai écrit ce court texte : Lucero del alba (« Etoile du berger » en espagnol), qui commence par des impressions de route de nuit, et dans lequel j'ai essayé de me mettre à la place d'un chauffeur et de donner une vision du métier que j'espère assez fidèle à la réalité.

Je remercie vivement Philippe de m'avoir laissé découvrir un monde de routiers fiers et amoureux de leur boulot, et aussi d'héberger aujourd'hui ce texte afin que vous puissiez le lire. J'espère qu'à votre tour vous aurez du plaisir à faire un bout de route avec moi.

Pour m'écrire : sylvain.cavailles@tiscali.fr

 

Viaduc nocturne, les lumières de la ville survolée, un essaim d’étoiles fixes, qu’est-ce que l’on oublie ? Les roues ne touchent plus terre, la route elle-même s’est effacée, la cabine ne rougeoie plus. Ca ne dure pas longtemps – toute durée est la durée, la plus courte est infinie, la plus longue s’abolit en un clignement de paupière – et ça n’en finit pas. Dans les contes, quitter un sentier en forêt s’avère souvent fatal. Ici, on peut ne pas revenir d’un regard plongé dans le vide d’une nuit parfaite, du creux duquel nous appellent, sirènes dont le chant est lumière, les veilleuses électriques d’une ville en sommeil. L’accident n’est pas à craindre, mais l’errance de l’esprit hors des chemins sûrs et balisés, la séduction du silence, le charme des rêveries nocturnes dont on n’a jamais sondé le fond. On oublierait que les roues ne touchent plus terre, que la route n’est plus visible, que l’on n’est pas certain de savoir si l’on conduit une machine et quelle machine on conduit ou si l’on se laisse conduire et qu’est-ce qui nous conduit. Liberté. Dans cette infime durée hors du temps tu t’exprimes sans entrave, tu n’es plus relative. Liberté absolue. Maintenant, ici, nous avons regardé sur le côté, en bas, et nous avons vu les lumières, un essaim d’étoiles fixes. Pas un tremblement, pas un clignotement, pas l’ombre d’une voiture traversant une avenue éclairée comme un fleuve. Ville en sommeil tellement immobile, tellement creusée de lumière dans le noir que notre regard plongé dans le vide de cette nuit parfaite a pu y rencontrer son reflet et ne pas en revenir. Ne pas quitter cette durée, ne pas passer à l’instant suivant, ne pas entrer dans le tunnel. Les roues ne roulent plus. La route ? Un lointain souvenir. Le mouvement n’est plus qu’une apesanteur soumise à la volonté du vent ou de l’esprit. Le ciel une mer noire où se noient les reflets des scintillements vains et persistants d’une terre désertée de toute conscience.
Rien de tout cela n’est vrai, l’éclairage aveuglant qui persiste quelques secondes après l’entrée du tunnel nous le rappelle sans pitié. Pourtant tout est encore là, devant nos yeux, subsistant obstinément dans notre souvenir. La sage ivresse d’avoir échappé aux liens du monde, la joie douce d’avoir survolé un paysage enfoui dans la nuit, le calme profond d’une étroite intimité avec la terre, ça ne s’oublie pas. Le tunnel désert ouvre une route nouvelle, différente, bien qu’elle ne soit qu’une continuation d’elle-même, un autre fragment du ruban qui relie des points de départ et d’arrivée jamais définitifs, toujours renaissants. Chaque tunnel est un passage et un recommencement, qui nous rend la lumière un instant, nous enlève à nos errances et nous rappelle qui nous sommes, où nous sommes, ce que nous faisons, avant de nous rendre à la nuit, à ses insondables chimères, vérités, désirs, libertés, ténèbres.
A quel foyer s’alimente l’étoile qui nous accueille à la venue des ombres et nous quitte, discrète, à l’heure où l’on tire les rideaux pour se couper de ce monde qui n’en finirait plus de défiler, où l’on s’allonge pour trouver enfin l’immobilité et mettre en veille cette constante vigilance intérieure qui ne fait qu’assister à l’engloutissement des distances sans jamais nous accorder la quiétude, le repos qui, dans le monde quotidien du labeur des villes et des campagnes, marque la fin d’une journée de travail ? A quelle flamme se nourrissent nos corps qui, inlassablement, jour après jour et nuit après nuit, traversent ces villes et ces campagnes afin d’approvisionner ceux qu’il nous arrive encore parfois, de temps à autre, de désigner comme nos semblables ? Quel feu nous consume, quelles distances nous dévorent, quel amour nous soutient face à ceux qui nous ignorent, nous méprisent, nous détestent ou jalousent notre indépendance, notre liberté ?
 
Je t’ai regardé, je t’ai écouté. J’ignore quelle parole, quel geste, quelle expression, quelle attitude m’a fait comprendre ce que je savais déjà, que nous sommes tous deux traversés par une route qui n’a ni début ni fin, que nous voyageons tous deux au mépris de la destination, qu’à peine arrivés nous ne pensons déjà plus qu’à repartir. Que lorsque nous roulons nous respirons. Que lorsque la nuit tombe nous nous éveillons. Que le carburant dont nous avons besoin est la route elle-même, pour une errance positive et assumée.

 

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