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S’engouffrer dans chaque tunnel comme on s’immerge dans un environnement étranger. Eclairage éblouissant braqué sur nos visages jusqu’alors bien acclimatés à l’immensité nocturne, lumière jaune étendue aux parois courbes et humides, atmosphère sonore brutalement assourdie. Sans doute un instant a-t-on perdu son souffle comme un poisson soustrait à son milieu naturel et se plaît-on à se soumettre à la vitesse du véhicule, augmentée par quarante tonnes d’un chargement qui nous propulse sur cette route que l’on sent perdre de son horizontalité jusqu’à ce que, s’étant attardé à savourer cette sensation de fuite en avant, l’on comprenne que notre course est à présent verticale et que, loin de simplement traverser un tunnel, on est en train de descendre en apnée dans des profondeurs où se perdent encore d’autres repères, encore d’autres attaches.
Autres repères, autres attaches. La route serait-elle un monde qui se suffit à lui-même. Aires de repos, aires de services, centres routiers. Réseaux de voies, de signalisation, toile et langage des signes. Autre monde au service du monde. Espace de transit, lieu du passage, peuplé du temps des traversées. Les hommes de la route, sans qui le monde ne pourrait plus tourner, peuvent se passer du monde. Car ils savent écouter le silence. Ils connaissent les ombres et la nuit. Ils dominent la route. Ils sont venus à bout de l’espace. Ils ont vaincu le temps. Chacun, individuellement, collectivement, maître de son navire, roi de la route, héros jamais reconnu, a fait quelque chose pour tous sans qu’aucun y ait jamais songé.
 
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Le navire amarré à la station service, on met pied à terre, on éprouve la dureté du sol, on ne s’étonne même plus du confort qu’il y a à se retrouver debout, de la sensation de ne plus être porté par un véhicule en mouvement, de l’immobilité et de la constance du paysage environnant. Le soir tombe. Quelques réverbères prennent vie sous un ciel chargé de lourds nuages bleus. Quelques silhouettes s’engouffrent avec nous dans la boutique illuminée. Professionnels de la route ou usagers occasionnels, nous partageons ce lieu commun le temps d’un café, d’achats quelconques ou d’ablutions sommaires. Nous nous apercevons, nous observons parfois, nous rencontrons rarement, comme si une frontière invisible, intangible, nous séparait encore sur la terre ferme, empêchant jusqu’au bout nos mondes de se mêler l’un à l’autre et l’un de l’autre. C’est peut-être dans les regards, ou dans la façon de mouvoir son corps, de se déplacer. Peut-être une insouciance d’un côté, une légèreté, et de l’autre, pourtant presque imperceptibles, une lassitude, une pesanteur, la trace des multitudes de centaines de milliers de kilomètres que l’on a digérés, qui nous ont changés, qui nous ont faits ce que nous sommes. Y a-t-il de l’appréhension dans l’indifférence, de la crainte ou du respect ?

 

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