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Le camion amarré au quai de chargement, on met pied à terre, on fume une cigarette, les agents de quai s’affairent, on observe le manège des transpals électriques avec une indifférence entretenue par l’habitude. Le ciel couvert de ce début d’après-midi, la grisaille austère des docks, les visages fermés, moroses de ces hommes qui accomplissent leur tâche sans se soucier de notre présence nous font souhaiter, plus qu’un départ rapide, que ce jour dont on n’a vu que quelques heures soit bientôt enseveli par les ombres du soir et de la nuit et que la route nous reprenne dans ses bras interminables pour une nouvelle ballade hors du temps. Ramasses, livraisons, coupures, ces repères plus ou moins réguliers qui rendent sensibles le passage des heures et la consommation des distances rythment nos journées sans jamais devenir autre chose que des respirations nécessaires, des étapes forcées sans lesquelles, peut-être, livrés à notre seule volonté, nous ne nous arrêterions jamais. Qu’un réceptionnaire acariâtre se mette en tête de nous imposer une attente injustifiée et nos oreilles se remplissent du bourdonnement des cinq cents chevaux qui nous reconduiront sur la route où cette contrariété, comme les autres de son genre, ne pourra plus nous atteindre. Les kilomètres ont creusé en nous une passion devant laquelle tout peut s’effacer.

Ne nous faites pas oublier que notre élément est le mouvement. Ne nous faites pas oublier que lorsque nous brûlons notre gasoil sur l’autoroute, nous ne faisons qu’un avec le camion, avec la route, avec la nuit. Ne nous faites pas oublier que nous n’avons besoin de personne pour connaître la place que nous occupons dans le monde, l’apprécier à sa juste valeur, au mépris des bâtons que vos lois, vos contrôles, vos contraintes, vos discours, les culpabilités dont vous nous chargez nous mettent dans les roues. Ne nous faites pas oublier que nous savons descendre en nous-mêmes et nous mettre à l’écoute des murmures de la terre. Que, traversant la nuit la plus noire, la route la plus déserte, le silence le plus profond, nous dévoilons les mensonges, dénouons les manipulations, écartons le superflu et redécouvrons l’essentiel.

 
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Il peut arriver, le moment de la panne sèche. Il peut arriver que l’on n’en puisse plus, que l’on s’avoue vaincu, que les plaisirs de la route ne viennent plus compenser l’ensemble de nos sacrifices, que le fardeau glisse de nos épaules, que l’on se sépare de notre chargement une bonne fois pour toutes, que l’on se décide à rester à quai désormais. Pour combien de temps ? Combien de temps cela peut-il durer ? Combien de temps peut-on se mentir ? Le temps que le corps se repose. Le temps que l’esprit se recompose. Le temps de profiter du calme, de la vie et de finir par reconnaître en soi une anomalie, un manque, un désir. Le temps d’entendre un appel. Le temps de convaincre nos proches que l’on s’est trompé, que l’on ne peut pas s’en passer, que l’on ne peut vivre ailleurs, que le souffle nous manque lorsque nous ne sommes pas sur la route. Chauffeurs, pilotes, nous sommes allés si loin, nous avons si bien vu ce que la plupart n’aperçoivent jamais – si nous nous sommes brûlé les ailes c’est pour découvrir que nous volions encore plus haut sans elles – comment nous arrêterions-nous.

Lorsque l’obscurité des derniers instants de la nuit commence à refluer devant les pâleurs timides du jour suivant, lorsque l’on fume une dernière cigarette au-dehors, la braise si près du visage que le bleu électrique d’un ciel que seuls quelques éventuels réverbères séparent de notre domaine, la terre, nous paraît un espace pareillement conquis, lorsque l’on fait une dernière fois le tour de celui à qui l’on se sent plus lié par l’attachement d’un compagnon que par un simple rapport d’ouvrier à outil ou de conducteur à véhicule, considérant, avec un certain détachement, la distance parcourue ensemble ces dernières heures, la tournée accomplie, et se projetant déjà dans la perspective du jour à venir, encore à peine conscient d’être en train de passer, pour la énième fois, une frontière quotidienne sans douanes ni formalités, on finit toujours, avant de regagner sa cabine aux rideaux tirés pour une nuit gagnée sur le jour, par lever les yeux, presque par inadvertance et sans s’en faire le moindre commentaire, localiser l’étoile du berger et sa fiable incandescence et la saluer d’une intention toute intérieure, d’une reconnaissance informulée pour sa permanence indéfectible en nos paysages routiers perpétuellement en fuite.

Sylvain Cavaillès

 

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