Monsieur le Président...

par Fiflo

Monsieur le Président

Je vous écris cette lettre, que vous lirez peut-être, si vous en avez le temps.

C'est l'histoire d'un routier sillonnant les routes de France et de Navarre, et même de l'Italie.

C'est l'histoire d'un routier transportant des produits d'un endroit à un autre. Cet homme n'a rien à voir avec un héros, c'est juste un homme faisant correctement son travail.

C'est l'histoire d'un routier travaillant 200heures par mois pour un salaire de 9€55 de l'heure, brut il faut le spécifier.

C'est l'histoire d'un routier qui part le lundi matin, quand ce n'est pas le dimanche soir.

C'est l'histoire d'un routier qui rentre le vendredi soir, quand il a cette chance, sinon c'est le samedi matin.

C'est l'histoire d'un routier qui quitte les siens toutes les semaines, et qui ne les revoit que 56 heures quand tout va bien.

C'est l'histoire d'un routier qui dort sur la route, sans être vraiment sûr d'être en sécurité, mais qui a eu la chance de ne pas dormir un soir d'été en Italie vers le Monté Blanco sur le bord de l'autoroute, seul, sans aide.

C'est l'histoire d'un routier sympa qui cet été a laissé la route le vendredi après-midi aux vacanciers Italiens dès 14heures, et qui s'est arrêté sur une aire de repos quelconque, où la moindre bouteille d'eau est au prix de l'essence, et qui est reparti dès que l'autorisation fut permise, à minuit.

C'est l'histoire d'un routier tellement gentil que, dès le samedi matin, il s'est de nouveau arrêté à 7 heures pour laisser, cette fois-ci, les vacanciers français partir à leur tour sur leurs lieux de villégiature. Là il a trouvé des vacanciers qui, non contents d'avoir la route tout à eux, ont remercié les routiers en stationnant sur les places poids-lourds libres à ce moment-là. Ce n'est pas de leur faute, on est samedi, tout le monde est en vacances. En attendant, le routier a essayé de trouver une place libre en faisant du porte à porte entre les aires de repos, et s'il a la chance de trouver une place, il n'est pas dit qu'il y ait toutes les commodités pour l'accueillir. Mais cela n'est pas grave, il pourra faire le plein de sa bouteille d'eau dans les wc.

C'est l'histoire d'un routier qui, en repartant à 19 heures comme la loi estivale l'exige, n'aura pas plus de 270 km pour arriver chez lui, sinon il aura de nouveau le droit de faire un arrêt à 22 heures sur une autre aire de repos, toujours aussi pauvre en confort, et avec une cantine plus ou moins bonne, et cette fois ci pour 24 heures. Que ne ferait-il pas pour plaire aux vacanciers, lui le forçat de la route…

Alors oui, ça le fait sourire le samedi midi, en voyant le reportage aux infos sur les pauvres vacanciers coincés dans les embouteillages (pour une fois que ce n'est pas à cause d'un camion assassin) la clim à fond dans la 308 familiale ou dans le dernier coupé à la mode en pleine canicule. Et ce pauvre journaliste qui fait son travail d'information, mais sans aucune compassion, ni une seule phrase sur ce routier ou sur ses collègues bloqués, stockés, parqués, coincés, là au fond du parking en plein dans la canicule, les fenêtres ouvertes, les rideaux tirés pour éviter aux rayons du soleil de rentrer par le pare-brise. Faut dire que ce n'est pas vendeur ce type mal rasé, le torse nu au fond de sa cabine…

C'est l'histoire d'un routier qui a un patron avec un grand cœur, un patron qui a roulé sa bosse à son époque, qui a fait le col de Pamir dans sa jeunesse, été comme hiver, un patron proche de ses hommes, un patron qui a failli déposer le bilan il y a quelques années, et qui nage à la surface tant bien que mal, et pour ça il faut qu'il fasse des sacrifices, le matériel roulant est vieux, mais bien entretenu. Mais il faut faire attention, pas de clim de nuit, il va sans dire, un confort qu'il ne peut se permettre, enfin, qu'il ne peut offrir à ses chauffeurs, le ventilo de base suffira, on en trouve à 20€ dans les stations-services.

C'est l'histoire d'un routier qui sait que son patron a du mal à faire de gros bénéfices, il a un combat qu'il mène tous les jours contre les gros de ce monde, les donneurs d'ordre, les patrons des grosses boîtes de transports faisant travailler dès qu'ils peuvent de pauvres types sous-payés qui ont une famille à nourrir et à éduquer au pays, là-bas, dans l'est , et qui ,en plus de gagner des sous sur leurs dos, sur notre dos, gagnent encore plus en trichant, mais sans aucun souci avec la réglementation en vigueur.

Il sait que ce ne sont pas les Bulgares, Roumains, Polonais et autres habitants de ce nouvel Eldorado des pays émergeants de la CEE, qui posent problème. Ce sont plutôt ceux qui ont les syndicats patronaux dans leur poche, car les syndicats ce sont eux, donc aucun souci pour jouer avec la réglementation, puisque la réglementation, c'est eux…

C'est l'histoire d'un routier qui touche 2700 € par mois…net. Ca fait rêver un salaire comme celui-là. Eh oui, comprenez ! Il ne faut aucun diplôme « sérieux » pour toucher un camion de 40 tonnes. Il ose recevoir la même somme qu'un professeur des collèges avec quelques années d'expérience, et qui a fait des études sérieuses. Pourquoi les Profs ? Par ce que notre routier sympa n'avait pas le temps de citer: les contrôleurs aériens, les pilotes de ligne, les "pilotes de TGV" et de trains en général, les dockers, les délégués syndicaux chez PSA, qui peuvent faire deux semaines de travail avec les mêmes vêtements de travail (s'ils bossaient ils se saliraient!). Je cite PSA, mais la liste n'est pas exhaustive !

Eh oui, il touche bien cette somme, mais pour cela, il part toute la semaine, il dort dans son 6 m², il mange quand il peut, où il peut, il prend sa douche là où il peut, généralement le soir au gastro routier sur le bord de la route quand il a la chance d'en trouver un avec toutes ces interdictions de transit. Ça tue aussi le petit commerce, mais il en trouve, des fois en trichant un peu sur le temps de conduite, un jour 10 minutes de plus, un autre soir 5 minutes. Il faut bien garder contact avec des êtres humains, même si des fois la maréchaussée le traite comme un chien. Pour cela il subit aussi la loi du plus fort, le chef du dépôt de logistique qui règne sur son dépôt, oui il a bien rendez-vous à 10 heures, oui il est 10heures, mais ce n'est pas parce que le rendez-vous est à 10 heures qu'il va le décharger en temps et en heure, ça serait trop simple, il est qui cet avorton pour dire que lui il est à l'heure ? Cela ne les empêche pas de lui dire qu'il avait rendez-vous à 10 heures et qu'il est 11 heures, on le fera attendre 2 heures, voir plus selon le bon vouloir du roi de la logistique, l'empereur du stockage, le dieu de la distribution. La prochaine fois il sera à l'heure, pour l'instant ils vont décharger les camions arrivés à l'heure, mais qu'ils déchargent en retard.

C'est l'histoire d'un routier qui, pour tout cela, recevra de son patron une prime, la prime de découché, il reçoit par 24 heures 55 €, avec ça il doit manger, se laver, dormir. Le resto coûte dans les 13 €, la douche est à 2 €, le petit déjeuner est à 5 €, on en est à 33 €. Vous multipliez cela par 22 jours et il en coûte à ce routier la coquette somme de 726 € sur les 1210 € de prime qu'il va toucher, soit un bénéfice de 484 €. 484 € pour vivre comme cela. On est loin de la vie du prof et de ses 18 h de présence.

C'est l'histoire d'un routier qui, lui aussi, a des frais, le crédit sur la maison qui appartient encore au banquier, l'internat du gamin, l'université de la grande, nourrir tout ce beau monde, offrir quelques sorties le samedi soir, une virée en amoureux le week end, et aussi les impôts, et autres charges.

C'est l'histoire d'un routier qui roule sur des routes protégées, réglementées, gendarmées, policées. C'est l'histoire d'un routier qui doit être le seul à faire un métier qui est verbalisable s'il fait une bêtise. Ah non il y a aussi les prostituées…

C'est l'histoire d'un routier qui risque un PV pendant 28 jours en cas de contrôle des forces de police, de grands risques il faut le spécifier. Il risque de donner de l'argent à l'état s'il a roulé 9 heures 10 au lieu de 9 heures dans sa journée, tant pis si le petit restaurant sympa au kilomètre 122 est justement au kilomètre 122, il aurait dû être au kilomètre 112.

C'est l'histoire d'un routier qui risque une amende s'il ne s'est pas arrêté faire sa pause obligatoire de 45 minutes, c'est sa faute à lui s'il n'a fait que 44 minutes, il n'avait qu'à faire attention.

C'est l'histoire d'un routier qui peut se faire contrôler sur 28 jours lors d'un accrochage, même s'il est avéré qu'il n'est pas en tort selon les 6 témoins, c'est pas lui qui a grillé le feu rouge et qui s'est encastré dans la remorque, c'est la voiture, et pourtant les forces de l'ordre vont éplucher les 28 derniers jours, faut espérer qu'il avait bien fait ses 9 heures de coupure, et qu'il n'avait pas fait 8 heures 58 ce jour-là, car cela serait à cause de ces 2 minutes qu'il y a eu cet accident. Il faut bien que les forces de l'ordre fassent du chiffre, ce mot à la mode, même chez les agents de la paix.

C'est l'histoire d'un routier qui un jour peut-être, perdra le contrôle de son véhicule. Ira-t-on jusqu'à vérifier s'il a bien dormi avec la canicule pendant ce samedi 18 août sur ce parking bondé de touristes allant et venant, rempli de cris, de claquement de portières, d'autoradio allumés, de moteurs tournant pour laisser la clim marcher pendant la pause pipi ? Non, les agents de la paix vérifieront s'il a bien fait une coupure de 9 heures, s'il n'avait pas roulé plus de 9 heures la veille. Ce n'est pas de savoir comment étaient les conditions du repos qu'ils recherchent, c'est la loi et seulement la loi qui les intéresse.

Quel heureux homme que ce routier ! Gagner une prime de 484 € par mois, pour dormir dans son palace de 6 m² sans clim, la fenêtre ouverte en plein été, loin des siens, risquant de se faire gazer pour se faire voler, payant des PV pour la moindre erreur, acceptant les brimades des petits chefs car son patron a besoin de revenir dans ce dépôt, déchargeant lui-même sa marchandise, faut pas abuser, le cariste n'est pas là pour ça.

C'est l'histoire d'un routier qui, malgré tout ça, est heureux de faire ce métier.

C'est l'histoire d'un routier qui, ne cherchez pas à savoir, ne changerait pas de place avec le professeur à 18 heures de « face à face pédagogique », ni avec le petit chef de quai autoritaire et imbu de sa personne… C'est comme ça, il aime faire ça. Pourquoi ? Le sai t-il lui-même ? C'est juste un fait, seulement un fait.

C'est l'histoire d'un routier qui, aujourd'hui en ce vendredi 24 août, jour de l'anniversaire de son fils, en a marre. Marre d'être dans la chaleur milanaise, marre de supporter les 30° à 22 heures, marre de tourner en rond dans sa couchette. Il aurait préféré rouler en toute sécurité entre 18 heures et 22 heures, sans aucune fatigue grâce à la clim lorsqu'il roule, et dormir dans son lit, car il avait la possibilité, ce jour-là, de voir son fils souffler ses bougies. Mais non. Il a été obligé de rester sur le bord de la rue au pied du dépôt où il a chargé, juste pour attendre l'autorisation de rouler, selon la loi.

Alors c'est l'histoire d'un routier, qui va repartir sans avoir dormi, mais qui n'aura aucun pv pour manquement à la réglementation en vigueur. Son porte-monnaie est sauf, il va pouvoir faire une côte de bœuf au barbecue ce week-end avec la famille et ses amis.

C'est l'histoire d'un routier qui écrit à son Président. Il ne veut pas grand-chose, il veut juste que cet homme élu par le peuple cherche juste à l'aider à vivre mieux, en toute intelligence.

Monsieur le Président, je vous ai écrit cette lettre, que vous lirez peut-être. Si vous en avez le temps…

 

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