Le lendemain, je traverse le Bosphore. C'a y est, je me retrouve en Asie, car le fleuve délimite les deux continents. Mon collègue est déjà loin devant, lui marche au rendement. Moi, je vais à mon rythme, comme d'habitude. Ce que j'avais déjà entendu sur la conduite routière des Turcs, est bien réel. Pied au plancher, ça passe ou ça casse, et ça casse souvent à voir les épaves qui trônent un peu partout sur les routes. Ils doublent n'importe où, en sommet de côte, en virages, par la gauche, par la droite, ce serait vraiment folklorique, si il n'y en aurait pas quelques uns en face de moi. Mais je fini par m'y habituer. C'est exactement le même genre de conduite que les Français ont maintenant en 2003. Pareil, car ici il y a vraiment de quoi avoir honte dans un pays soi-disant civilisé comme la France.
Dans une traversée de montagne, j'ai descendu un grand col en douceur. Mais le frein d'échappement ne retenait pas grand-chose et vingt quatre tonnes, cela pousse derrière. La descente est longue, très longue, de mémoire elle faisait bien une bonne quinzaine de kilomètres. Ce n'est pas possible, je n'y arriverais jamais en bas. Les freins chauffent et pas de place pour s'arrêter, je n'en vois pas le bout. L'inquiétude elle, arrive et vite. Elle grandit encore plus quand je vois de la fumée sortir des essieux du camion. Putain, les freins chauffent, et je sens qu'ils sont en train de lâcher. J'en ai des frissons dans tout le corps, moi aussi je vais mettre mon tas de ferraille sur le bord de la route. Manifestement, je ne pourrais plus l'arrêter en cas de besoin. 100, 110, 120, c'est la panique à bord, c'est fini. Non ce n'est pas fini. J'arrive sur une portion plane. Pourvu que derrière la courbe, cela ne redescend pas. 120, 110, 100, Un grand soulagement, je laisse couler, je ne touche plus à rien, Allah était avec moi. Au bout de quelques kilomètres, les freins refroidissent. Sauvé. J'arrête souffler un peu, j'en ai vraiment besoin. J'ai failli y passer. On est loin du freinage des camions d'aujourd'hui.
Bref après une dure journée de route, j'arrive enfin à Ankara. Mon collègue de la Stouff m'avait indiqué comme point de chute, un hôtel Sofitel, qui fait office là encore de relais routier. J'y arrive en pleine nuit, et en effet, j'y retrouve tout un tas de camions Européens, des Allemands, des Suédois, des Suisses. Il y a même trop de camions Européens, j'avais l'impression de me retrouver sur un parking de l'autoroute du Nord.
Après une courte nuit, je trouve deux autres Français qui allaient aussi à Bagdad. Nous décidons donc de faire la route ensemble. Il y avait un Saviem SM280 TU, tout neuf, un « tut tut », surnommé ainsi à cause du sifflement caractéristique du turbot, et un Berliet 280, qui était lui chargé à 24 tonnes. Comme ils se connaissaient déjà avant, j'avais l'impression que ma présence les gênait. Mais ne connaissant pas la route, je ne voulais pas les lâcher. Peut-être n'était-ce qu'une impression après tout. Nous voici, maintenant au pied du Taurus, un des deux mythiques cols de Turquie, avec celui du Tahir. La route est sèche, pleine de trous et de bosses. Il paraît qu'en cas de neige, ce sont des bulldozers qui tirent les camions un par un jusqu'en haut. Du fait de l'importance de la montée et de ma charge, je monte lentement. Il y a plein de gosses sur le bord de la route. Ils nous font des grands gestes pour qu'on leur lance des cigarettes ou du chewing-gum. S'ils n'en ont pas, ils nous lancent des pierres, et d'ailleurs, même s'ils en ont aussi, en guise de remerciements. Bon pour cette fois, je n'aurais pas de pare brise en contreplaqué à mettre, impec. Le tut tut, n'étant pas chargé lourd, il est bien loin devant et nous attends en haut du col. J'arrive en deuxième position et le Berliet bien après.
La prochaine étape est Adana, toujours en Turquie. C'est la porte de la région Kurde. Il y avait déjà des affrontements guerriers dans cette région. Le trajet entre Adana, et Zakho à la frontière Irakienne, se fait sous escorte de l'armée Turque, et de jour exclusivement.
Zakho, frontière Irakienne, j'approche du but. Il faut là aussi passer par un no man's land de quelques kilomètres, et faire les papiers pour entrer en Irak.
L'Irak, c'est le désert avec des montagnes de sable partout. J'y suis, ça y est, j'y suis. Nous faisons le plein de gas-oil, juste après la frontière. C'est un bonheur, le prix du litre de gas-oil est d'un montant dérisoire, avoisinant l'équivalent de cinq centimes de Francs le litre. C'est donc pour cela que je voyais des réservoirs de gas-oil de cinq mille litres sous certaines semi-remorques, au moins cela compensait les retours à vide.
Arrivée à Bagdad, terme de mon premier tour au Moyen Orient. Mais il y a encore des procédures douanières à exécuter. Où aller ? Heureusement le collègue en Saviem, connaissait le chemin. Il fallait traverser la ville, puis prendre la route de l'Arabie saoudite, sur une trentaine de kilomètres, passer un point de contrôle tenu par l'armée.
- Ensuite le parking de la douane est là.
- Où là ?
- Ben là.
- Mais il n'y a rien ! C'est le désert !
- Ben oui, c'est justement là dans le désert, en plein soleil, derrière la maison.
- Ha ben, dit donc ! Ho ma Doué !
- Ensuite, que faire ? Prendre un taxi collectif et envoyer tous les documents chez le transitaire dans le centre ville de Bagdad. Le taxi collectif, il ne faut pas avoir peur dedans. Une vieille voiture, de la musique arabe à fond, le klaxon qui marche en permanence. Il faut négocier le prix, et une fois de plus, je regrette de n'avoir pas appris suffisamment mes cours d'Anglais à l'école. Promis en rentrant je fais des révisions. Ce n'est qu'une fois la voiture pleine de clients, que nous partons. Une fois arrivé chez mon transitaire, le taxi m'attend, tout comme j'attends les autres clients aussi. Puis retour au camion et attente. L'attente en douane, je connaissais déjà. J'en avais l'habitude, en Italie et en France, mais là !!! Sept jours, oui, sept à attendre, sans téléphone, sans rien, le désert quoi. De plus, il ne faut pas partir en ville se promener car si le transitaire venait nous chercher…
Enfin, le voila. Maintenant, il faut le suivre. Si mes souvenirs sont bons, il me semble qu'une personne était montée avec moi dans le camion. Nous traversons Bagdad, pour arriver dans un petit dépôt. Mission accomplie. Heureux. Ensuite, une vingtaine d'Arabes, déchargent le camion, ce qui me permet de voir enfin mon chargement. Tous les cartons sont en vrac, pas de palettes. Une fois la remorque déchargée, il y a une pause. Ce qui me permet d'être invité une fois de plus à prendre un thé, avec les chefs. La discussion s'engage, en anglais évidemment. Je ne m'en sors pas trop mal. Les manutentionnaires sont en train de faire une partie de foot. J'y suis invité, mais comme le foot, ce n'est pas du tout, ma tasse de thé, je décline l'offre. Par contre, au bureau la discussion s'encanaille un peu. En effet, nous parlons des nouveaux billets de 100 Francs Français qui venaient de sortir. Il paraîtrait qu'il y aurait une femme aux seins nus dessus. Je vais au camion en chercher un et en effet, une citoyenne tenant un drapeau a les seins à l'air. Ici, dans un pays musulmans, mon « image » fait fureur. Dans la suite de la discussion, le patron de la boite me sort au hasard quelques cartons de mon chargement, et me les montre, certains sont vides. Comme quoi, il y a des entreprises Françaises, qui ne sont pas sérieuses. En tout cas, ce n'est pas en route que le camion aurait été dévalisé, donc c'était bien un coup de l'expéditeur.
Une fois mon camion vide, il ne me restait plus qu'à rentrer. Mais auparavant, il fallait aller, je ne sais où, faire signer des documents pour attester la fin du déchargement et donc avoir le droit de sortir du pays avec le camion. Le fait que le camion soit vide, a eu pour effet de supprimer l'assistance de la direction. Pourquoi ? Mystère. Comme un malheur ne vient jamais seul, il y a un problème avec les freins, car à un carrefour, je ne peux pas m'arrêter correctement à un feu rouge, et j'embouti l'arrière d'une voiture. Heureusement, un étudiant en Français, qui passait par là, m'a servi d'interprète pour faire un constat. Ensuite donc, je retourne dans un premier temps sur le parking de la douane dans le désert, pour finir les opérations administratives. Sur le bord de la route, je vois un camion Anglais bizarre. C'est un camion de marque Guy, comme le prénom, mais un vieux modèle, pas de couchettes, deux sièges et c'est tout. L'anglais était avec sa femme, ils buvaient leur thé tranquille. Ah !! Ces Anglais, cool.
Donc, à ce moment de mon récit, comme je l'avais annoncé, je raconte le retour de mon dernier voyage, qui était aussi un tour de Bagdad.
Enfin le retour. Pour rentrer, pas de difficultés, je connais le chemin, et cela va beaucoup plus vite, d'autant plus que je rentre à vide. La rentrée en Turquie ne pose pas de soucis particuliers, hormis une attente interminable à la frontière. A l'approche du col du Taurus, le temps se gâte. La neige commence à tomber. Mais les pneus sont en bon état et je roule relativement bien quand même. Plusieurs fois, je dois m'arrêter à cause de quelques vieux camions qui patinent sur la route, et qui de plus me coupent l'élan. Mais je repars sans trop de difficultés. Jusqu'au moment où je me fais arrêter net par la police. Après quelques palabres infructueux sur la qualité de mes pneus, j'ai la mitraillette sous le nez, prête à servir. Je dois donc mettre mes chaînes comme tous le monde. Je n'en ai pas besoin, mais le flic ne veut pas en démordre, et il n'a pas l'air de rigoler du tout, quand je vois le canon se rapprocher de moi. Bon, pour lui faire plaisir, je les mets, mes chaînes. En les passant autour des roues motrices du porteur, je m'aperçois qu'elles sont trop petites. Mince, comment vais-je faire, maintenant ? Et l'autre pingouin, qui est en train d'attendre. Finalement, je les accroche avec un bout de fil de fer. Le mec est tout content et il s'en va. Enfin, content est un bien grand mot, car il a une sale gueule, une tête de Turc, quoi. Le principal est que je puisse repartir, ce que je fais sans traîner. Quatre ou cinq kilomètres plus loin, je m'arrête, pour contrôler la qualité de mon montage acatène. Evidemment, le bout de fil de fer est en train de lâcher. Donc j'enlève tout, et je reprends la route, normalement. Un peu plus loin, en traversant un village, je m'offre une pause, non pas thé, mais café Turc. C'est délicieux le café Turc, mais il ne faut surtout pas touiller avec une cuillère, car le marc est au fond. J'en profite pour acheter une caisse d'oranges de 25kg.
Après quelques jours de route, j'arrive à Istanbul, au Londra Kamping. C'est là, que j'apprends la mauvaise nouvelle. La STOUFF a fait faillite, et c'est la débandade. D'ailleurs, le tunnel du Mont-blanc avait été bloqué quelques jours plus tôt par des salariés de l'entreprise. Max Meynier était venu de Paris pour faire son émission en direct « Les routiers sont sympas ». Moi je ne savais rien évidemment, car personne n'avait le téléphone dans les camions et de plus nous ne pouvions pas capter les radios Françaises, avec les espèces de postes à galènes, qui servaient d'autoradio à cette époque. C'était juste le « téléphone Arabe », qui était arrivé à Istanbul, c'est tout. Au bar de l'hôtel, il y avait une équipe de trois ou quatre chauffeurs de la Stouff, qui ne déssoulaient pas. Ils ne voulaient pas tenter de sortir de Turquie, de peur d'être bloqués par les transitaires à cause des carnets de passage en douane qui n'étaient pas payés. Merde, alors, moi qui avais trouvé ma destinée et mon bonheur dans ces pays, je n'ai plus de boulot. Tant pis, je ne vais quand même pas rester attendre. Et attendre quoi ? Je reprends la route, on verra bien à la frontière.
Une fois arrivé à la frontière, la nouvelle se confirme, la STOUFF, n'existe plus. Il faut savoir, que selon les lois Turques, toutes les personnes qui rentrent dans le pays avec un véhicule, doivent en ressortir avec le même véhicule. Même s'il est accidenté. Les numéros d'immatriculations, étant inscrits sur les passeports.
Mes formalités douanières se passent bien, étant donné que je suis vide. C'est déjà une bonne chose. Il ne manquerait plus que je reste bloqué ici, jusqu'à la Saint Glin Glin. Sauvé.
En passant dans le no-mans land, devinez qui je vois ? Le tractionnaire avec son Magirus. Cela fait plus de trois semaines que j'étais passé et il est toujours là. On discute. Le fait que la Stouff ai déposé le bilan ne l'arrange pas du tout, car, il lui est impossible maintenant d'obtenir ses papiers, soit pour rentrer en Turquie, soit pour revenir en France. Cercle vicieux, qui ne lui laisse aucune chance pour le reste de ses jours. Ne pouvant rien faire de plus pour lui, je pars donc seul. Je retrouve la Bulgarie et sa grisaille.
Après une nuit de sommeil plutôt fraîche, je me lève, il fait vraiment froid et il y a eu de la neige pendant la nuit. Je roule doucement derrière une file de voitures. Soudain, il y a un ralentissement. Je freine. Mais il y a du verglas, le camion continu à avancer. Pour éviter les voitures devant, le réflexe est de donner un coup de volant. Pas à droite, il y a un précipice, donc ce sera à gauche. Le camion part en travers de la chaussée, et je peux plus rien faire. En face il y a un petit fourgon qui arrive. C'est l'accident. Le fourgon rentre de plein fouet sur le coté droit du porteur, faussant le châssis. Machinalement, je crie « maman ». Je le ferais deux fois dans ma vie ce fut la première. Emporté par mon élan, je termine ma course dans un terrain vague. Heureusement qu'il n'y avait pas de fossé ou de mur, Allah est toujours avec moi, ou alors, Dieu a pris la relève, maintenant. Bon et bien, bonjour les emmerdes, maintenant. Le porteur est hors service, le châssis étant carrément tordu, et de plus le levier de vitesses est coincé dans le tableau de bord, donc tout est faussé. Les flics Bulgares sont arrivés, une ambulance aussi, pour les deux passagers. Le conducteur est plein de sang. Des gens du coin font un feu de camp sur les lieux de l'accident. Malgré le froid, je reste seul dans mon coin, ils me font signe d'approcher, ce que je fais sans hésiter. Je vais me réchauffer, j'en ai sérieusement besoin. Puis, je prends les papiers du camion, et la police m'embarque au commissariat. Je laisse le camion derrière, de toutes façons c'est fini pour lui. Ce n'est que de la ferraille. Je m'en fout un peu je dois l'avouer, je sais que je n'ai plus de boulot, et sans doute pas de paye non plus. Le principal est de sauver ma peau, maintenant. Il me reste une bonne somme d'argent en espèces. J'en avais planqué une partie dans mes chaussures, entre les pieds et les chaussettes, et l'autre partie dans le slip. Cela parait ridicule, mais au moins c'est bien caché et si quelqu'un veut prendre mes billets, je m'en apercevrais aussitôt. C'est un truc tout bête, mais efficace, pour les routards comme moi.
Dans la voiture, le flic engage la conversation, en Anglais encore. Entre deux phrases banales, il me demande à brûle-pourpoint, combien j'ai d'argent en espèces. Trouvant la question bizarre, je lui ai annoncé une somme fantaisiste, de l'ordre de deux cents Francs Français, alors que j'en avais quatre ou cinq mille de cachés. A l'énoncé du montant, il ne bronche pas, rien, bizarre. Puis la conversation s'engage, sur un autre sujet.
Arrivé au petit commissariat, il m'explique qu'au vu des circonstances de l'accident, je suis en tort. Cela, je le savais. Il est obligé de me mettre en prison en attendant de savoir si le gars accidenté s'en sortira. Je savais que dans les pays de l'Est, et au Moyen-Orient, lors d'un accident, où il n'y aurait que des blessés, le coupable écopait d'une simple amende, plus ou moins importante, en fonction de la personnalité de la victime. Mais si il y avait des morts, c'était le tribunal et dix ou quinze ans de prison.
La cellule de la prison est à la hauteur du paysage. Des barreaux, une banquette, une couverture, et c'est tout. Manger ? Oui, mais je ne sais pas ce que c'est, une espèce de soupe sans goût. Déjà, eux crèvent la faim, alors, un prisonnier étranger…
Je reste cinq jours la dedans, sans téléphone, rien. Dans la matinée du cinquième jour, on me fait sortir. Je vois dans le bureau, un type avec plein de bandages autour de la tête. Elle était là ma victime. Pour ne rien gâcher, il n'a pas l'air fâché. Il faut préciser que d'un bout à l'autre de cet accident, j'ai été bien traité, il n'y a rien à redire. Les conditions sont pénibles, mais la vie des autochtones aussi.
Bref, on me libère sur le champ, moyennant une amende de…deux cents Francs Français. Je savais qu'il y avait quelque chose de bizarre dans sa question, et pour cause, je comprends maintenant pourquoi. Peut-être que cette somme revenait au gars accidenté, d'où son air content.
Bon cette partie de mon dernier voyage ne se termine quand même pas trop mal, mais qu'est ce que je fais, maintenant ? Le flic, me donne le téléphone, pour que j'appelle l'ambassade de France, mais ce n'est pas la peine. Je connais ce genre de fonctionnaires, ils ne sont là, que pour les grosses têtes. Finalement, je demande au flic de me ramener au camion.
En arrivant sur le lieu de mes exploits, le Saviem était toujours là. Les feux de gabarits en caoutchouc avaient disparus. C'à y est, le désossage est commencé. Par contre la cabine est intacte et toutes mes affaires, sont encore à l'intérieur. Je fais le tour du camion. Rien à faire, inutilisable. Je me poste donc sur le bord de la route, et j'arrive à faire arrêter un routier Français qui descendait en Iran. Voyant mon camion, il avait tout de suite compris ce qui s'était passé. Il m'explique, qu'il ne faut pas rouler la nuit, et que le matin, il ne faut pas partir trop tôt. Ben oui, mais pour ce coup-ci, c'est trop tard. Il me ramène à la frontière Turque, où je pense avoir plus de chance de retrouver un camion français qui rentre au pays.
A la frontière je retrouve une fois de plus ma vieille connaissance, le tractionnaire Stouff, il est toujours là. Je lui raconte ma mésaventure. Puis après quelques heures passées à cogiter sur nos malheurs respectifs, nous prenons une décision importante, on rentre à la maison. Il décroche sa remorque dans un coin du parc, où personne n'est sensé nous voir. Puis il range son tracteur dans la file de camions qui rentre en Bulgarie. Tant pis pour la remorque Stouff et son chargement. Nous suivons la file, c'est bientôt notre tour. Du mirador, le gardien mâte tout ce qui bouge. Passeports, contrôle, ça passe… Sauvés une fois de plus. Lui ramène son tracteur. Après son mois d'immobilisation, il sait qu'il aura des factures impayées, et qu'il devra trouver du fret ailleurs, quant à moi c'est du boulot ailleurs, qu'il me faudra trouver. Nous sommes tous les deux dans le même bain, lui, certainement plus au fond, que moi.

Un Magirus 310, avec une couchette, c'est vraiment petit pour deux. D'autant plus que mon nouveau compagnon a toutes ses affaires pour son voyage. La remorque étant restée à la douane, il n'y a pas de coffres sur le tracteur, pour ranger la bouffe, ou les sacs. La suspension du camion est à lames de ressorts, alors, faire la route en solo avec çà, on comprend tout de suite que des coups de raquettes dans le dos, nous en avons en permanence. Nous nous arrêtons à mon camion, pour récupérer mes affaires. La cabine est toujours intacte. La mort dans l'âme, je suis obligé de laisser une bonne partie de ma bouffe, les réchauds et des effets personnels, faute de place dans le véhicule de secours. Ma caisse d'orange elle, est carrément gelée et glacée, donc perdue définitivement. Enfin le principal est de rentrer.
En traversant la Yougoslavie, nous voyons des remorques Stouff décrochées le long des routes, abandonnées par les tractionnaires. C'est la grande débâcle. Durant le voyage de retour, nous mangeons le soir dans les restaurants, et dormons sur les parkings d'hôtel. Enfin, dormir, un dors sur le siège et l'autre sur le volant, car la couchette est pleine à craquer. Nous passons deux nuits comme cela. Les heures ont s'en fout, on est trop pressés de rentrer.
L'Italie, le Mont Blanc et Annemasse, nous sommes enfin arrivés. L'entrevue avec le personnel administratif a été brève, c'est le moins que l'on puisse dire. Remise des documents, indication de l'endroit où se trouve le camion. J'apprends à cette occasion, que quelques jours auparavant, un camion de l'entreprise avait eu un accident en Turquie, faisant un mort. Le chargement était composé de verres en Cristal d'arques, pour le Koweït.
Quand je récupère ma 4L sur le parking, elle avait un feu rouge de cassé. Personne n'avait laissé son adresse. Je vais le faire changer, et je téléphone à notre voisin, Monsieur Bucas, pour qu'il prévienne ma grand-mère, que je suis rentré en bon état, et que j'arrive à la maison. Les pauvres, n'avaient pas eu aucune nouvelle de moi, depuis mon départ.
Malgré tous mes problèmes, j'étais prêt à repartir, mais pour l'instant je suis au chômage. J'ai contacté plusieurs boites de transports, qui faisaient la « ligne », mais plus aucune place de libre. Le peu de places disponibles avaient été prises par les anciens de la Stouff. Cela faisait près d'un mois que tout était fini.