Ensuite, ce fut la décadence de l'entreprise. Nous avons su, que suite à un contrôle fiscal, le patron passait ses nuits en prison, cela pendant une année. Voulant vendre ses camions, un autre chauffeur et moi, décidions d'acheter nos ensembles. Mais dès le départ, je sentais l'anarque. Le patron facturait ses clients, et à la fin du mois, il soustrayait les factures de gasoil, le loyer du camion, etc. Bref il ne restait pas grand-chose à la fin du mois, et souvent même nous travaillons à perte, comme par hasard. Comme nous n'avions aucun contrôle sur les factures, j'ai préféré arrêter au plus vite. Ma décision fût prise lors d'une panne mécanique en Italie. Au départ, c'était l'alternateur qui ne marchait plus. Au garage, il fallait commander la pièce, car il n'y avait que des garages Fiat en Italie, alors réparer des DAF… Mais en levant la cabine, c'est la pompe hydraulique qui lâche. Décidemment. Le mécano débranche tous les tuyaux des vérins, et bascule la cabine à l'aide d'une corde et d'un chariot élévateur. Ca marche. Ca marche même tellement bien, qu'une fois à la hauteur maximale, la corde casse et la cabine tombe par terre. Là s'en était trop, je téléphone au patron, pour expliquer tous mes problèmes, et aussi pour lui dire que je prends le train et je rentre chez moi. Qu'il se débrouille avec son camion. Ca a encore gueulé au téléphone, mais c'était relativement courant, toujours en raison du rapport de force entre ce patron et les chauffeurs. Je prends donc mes affaires, puis le train, Novarra / Milan, puis Milan / Paris et enfin Paris / Vannes. Une fois de plus, je n'ai plus de boulot. Mais le calvaire est fini.
Je fais alors la tournée des transporteurs de Vannes. Je ne vais pas bien loin, le premier est Nivès à l'entrée de Vannes. Il y a une place pour moi, mais à leur dépôt de Chartres, pour faire de l'Allemagne. Qu'à cela ne tienne, bon, c'est reparti.
Un lundi matin, j'ai rendez-vous de bonne heure à Vannes, au siège de l'entreprise. Le P-DG, à savoir Jean Nivès, m'attend dans sa Mercedes 280 SE. Une grosse voiture de luxe. Mais je m'aperçois vite que tout patron qu'il est, il conduit très mal, et ce qui compte beaucoup chez lui, c'est la frime. Enfin, c'est lui le chef, maintenant.
Nous arrivons donc à Chartres, dans la zone industrielle sur la rocade. Il y a là un grand hangar formé de tôles en demi-cercle, qui fait office d'atelier. Une caravane, c'est le mécano. Le tout, sur un terrain vague. Les véhicules, un Volvo F88, et sept ou huit Saviem 240, tous en tracteur avec des semis au couleurs des cheminées Richard Le Droff. Mon travail consistait à charger à Sens ou à Neau des cheminées pour les livrer à Cologne en Allemagne. Par contre pour le retour, ce sera à moi de me débrouiller tout seul. Cela ne m'a pas trop posé de problèmes et par la suite je me suis fait affréter régulièrement par Drouin, qui avait une succursale à Cologne. Le gars du F88, faisait la même chose, mais il livrait à Francfort, toujours en Allemagne. Quant aux autres camions, ils alimentaient les magasins dans toute la France. Le boulot était bien du fait de notre autonomie et de la régularité des voyages. Mais je ne rentrais plus à la maison. J'étais encore célibataire, et la solitude commençait à peser. Je passais mes week-ends dans le camion. J'avais bien ma voiture, une Renault 20, mais quoi faire ?
Un jour à Cologne, où j'avais chargé un lot pour la France, je quitte l'autoroute pour rejoindre les bureaux de chez Drouin, afin de faire la douane. Je ralentis normalement au premier rond-point. Puis d'un seul coup je vois une roue de camion me doubler par la droite. J'ai comme un doute. Dans son élan, la roue continue et fait toute seule le tour du rond-point. Les voitures qui arrivaient l'ont sans doute vues venir, car elle se sont toutes arrêtées. De toutes façons, la roue avait la priorité, car c'est elle qui tournait sur l'anneau. Après avoir fait les trois-quarts du rond-point, elle s'est arrêtée à l'entrée d'une station service, qui faisait office de relais routier, et cela sans faire de dégâts. On ne pouvait trouver mieux. C'était bien une roue de ma remorque. Comme c'était une remorque à deux essieux écartés, avec encore des roues à cercles et des jantes à cercles aussi, les écrous ont dus se dévisser, et la jante avait due passée par-dessus le cercle, pour s'échapper. Après avoir fait une réparation de fortune, à savoir, prendre un écrou sur chaque autre jumelage, et essayer de détordre le cercle, je pus enfin repartir. Mais pas tranquille quand même.
Sentimentalement, je sentais qu'il fallait faire quelque chose, et ce n'est pas en conduisant des camions à longueur de journées, que je trouverais l'âme sœur. Je me suis donc inscris à une agence matrimoniale. Le principe de ce genre d'agence, est bon, mais comme le concept n'était pas encore à la mode ; les coordonnées des éventuelles futures prétendantes, étaient de tous les coins de France. Je finissais par désespérer.
Je crois au destin. Plusieurs fois, dans ma vie, je me suis aperçu qu'une simple rencontre, un fait, un geste, un comportement, peut changer le cours d'une vie
Ce fut donc à ce moment, que je voyais des camions des Transports Wagner de Charleroi en Belgique, livrer des bulls Caterpillar sur l'Espagne, le Portugal et je crois même sur le Maroc. Etant décidé à changer de boite, j'avais téléphoné à cette Société, et je devais donc me présenter en revenant d'un tour d'Allemagne. Donc le jour J, en passant à la frontière à Aix la Chapelle, je me fais accoster par un routier Français, Basile Le Bihan, un chauffeur de chez Schambourg à Vannes. On discute de tout et de rien, et en lui parlant de mon rendez-vous, il me dit d'appeler chez Schambourg. Son ancien tracteur ne roulant pas, il y a peut-être une place de libre. Bon, c'est une occasion. Je trouve une cabine téléphonique, et j'appelle. Cela pourrait être bon, mais il faut passer à Vannes, et faire un essai. Pas de problèmes, j'oublie mon transporteur Belge et je rentre au plus vite sur Vannes. Que serais je devenu, si je serais aller à mon rendez-vous?
Les Transports Schambourg se trouvaient au fond de l'impasse de la Confiance, dans le centre ville de Vannes, parmi des immeubles d'habitation. Il y avait le père Schambourg, qui s'occupait de la partie mécanique, la mère qui était à la comptabilité, et le fils Hervé qui était à l'exploitation.
Officiellement, j'avais pris une semaine de congés, afin de pouvoir faire ma semaine d'essai. Pour cette semaine d'essai, le père, André était venu avec moi. Nous avons pris le fameux Volvo F89, qui ne roulait pas; Numéro d'immatriculation; 5013 QB 56 avec une remorque savoyarde à deux essieux écartés numéro; 9516 RB 56. Ces numéros je les sais de mémoire, c'est pour dire, si cela m'a marqué. Dans ce Volvo, la cabine est petite, surtout avec le capot moteur, qui est proéminent. Il n'y a qu'une seule petite couchette. Mais bien sûr, c'était le haut de gamme des camions, avec les Scania 141. Dans l'entreprise, il n'y avait que des Volvo. Tant que le père Schambourg serait aux commandes, il n'y aurait de toutes façons que des Volvo. Nous étions à l'étroit la dedans tous les deux, surtout le soir pour dormir. Il fallait vider les affaires de la couchette, puis le chef allait dormir dedans. Moi, je mettais un matelas en travers des sièges et alors, c'était mon tour. Nous avions vidés à Rouen le lendemain. Puis nous avons été recharger sur le port d'Anvers en Belgique des bobines de papier. Des bobines de 2 tonnes, des bêtes de 2 mètres 20 de large. Bref l'essai avait du être concluant, puisqu'en rentrant, c'est Hervé qui avait fait lui-même ma lettre de démission pour Nivès.
Je n'ai pas eu le droit tout de suite au F89. Il a été en peinture, afin de se refaire une beauté. Pendant ce temps, j'ai remplacé un autre gars, Yannick Le Hebel, durant un mois et demi, avec son camion. Lui, il avait un F88, avec un plateau. En gros, un F88 a la même cabine que son grand frère. Mais le moteur n'est pas du tout le même. Sur le 89, c'est un 330 chevaux, sur le 88, c'est un 270 chevaux. Son travail consistait à partir de très bonne heure le matin pour aller charger du ciment à Orvault peu après Bressuire, afin de le vider l'après-midi à Pont l'Abbé dans le Finistère, et rentrer le soir. Un tour par jour avec un kilométrage journalier de 750 kilomètres. Ce serait impossible à faire maintenant, à cause de la réglementation sociale, avec toujours la traversée de Nantes par la ville et tous les autres villages.
Par la suite j'ai donc eu mon F89. L'ambiance était bonne, on roulait dur. Les seuls contrôles problématiques étaient en Allemagne. Là bas, sur toutes les routes les camions devaient rouler à 60 Km/h, pas 65, sur les autoroutes, la vitesse était libre….pour les autres, car les camions Français devaient rouler à 80, c'était comme ça. Par contre, question organisation et travail, c'était agréable de travailler avec les Allemands, les Hollandais aussi. D'ailleurs d'une manière générale c'est très intéressant de travailler avec des gens des pays du nord de l'Europe. Ils auraient certainement des leçons à nous donner. Pour l'Allemagne, il y avait le « Tanks telle », un petit papier délivré par la douane, et qui permettait de rentrer dans le pays avec une certaine quantité de gas-oil. Bref un truc con, quoi, car pour rentrer en France nous n'avions pas le droit d'avoir plus de cent litres de gasoil dans les réservoirs. Mais en sortant d'Allemagne, il fallait en sortir le maximum, et le déclarer, afin de pouvoir rentrer avec ce maximum au prochain tour. Ce n'est pas évident à expliquer mais je vais essayer plus clairement. Je sors d'Allemagne, j'ai 100 litres, je les déclare sur le « tanks tell ». Je passe en France, maxi 100 litres, pas de problèmes. La semaine d'après je rentre en Allemagne, je n'ai pas le droit d'avoir plus de 100 litres dans le réservoir. Cela n'est pas évident à gérer et de plus si je passe en pleine nuit et que je ne trouve pas de stations ouvertes après. Que faut il faire alors? La solution pourrait être de sortir plus de gas-oil au départ, mais si les douaniers Français voient que j'ai plus de 100 litres, amende. A l'inverse, si je rentre en Allemagne avec plus de gas-oil que la quantité déclarée, amende. Le jour où tout ceci avait été supprimé, était un jour béni des routiers.
Pendant la saison des choux fleurs, il fallait aller charger dans la région de Roscoff, dans le Finistère nord. La première opération à faire, était de plier la bâche normale, en montant sur la faîtière de la remorque. Et bien la plier en plus, pour qu'elle se glisse bien dans le porte bâche, qui était en haut du tablier de la remorque. Puis en fin d'après-midi, il fallait commencer la ramasse dans les exploitations et les coopératives de la région. Soit environ mille cageots de choux fleurs et de six à huit points de ramasse. Dans le meilleur des cas, on fini le chargement vers 19h. Avec mille cageots de choux, il faut compter un ou deux rangs voir un troisième, au dessus de la hauteur de la remorque, ce qui donne du balan dans les virages. Souvent certains s'en sont aperçus dans le virage de Vaisges, avant d'arriver au Mans Ensuite, le chargement effectué il faut alors mettre la bâche à choux par dessus. En fait, ce n'est qu'une simple bâche qui est coupée sur les cotés, de façon à laisser l'air passer par les rehausses des ridelles. Ensuite, debout dessus pour être avant midi, le lendemain à Amsterdam en Hollande. Le début de l'autoroute n'était alors qu'à Chartres.
A ce sujet, il m'est arrivé une mésaventure, bête évidemment. Mais si on savait tout avant… J'avais donc tiré toute la nuit, pour être à Amsterdam. D'après le plan, mon client se trouvait juste après un pont qui passait sous un fleuve. Mais la hauteur du pont était limitée à quatre mètres dix je crois. D'ailleurs les autres camions passaient normalement. Avec ma gueule enfarinée, sans sommeil, je continue ma route tranquille, tout content d'approcher du but. Soudain, toutes les alarmes avant le pont retentissent, avec feux rouges et blocage de la circulation. J'entends un message en hollandais par haut parleur. Comme je ne comprends rien, je ne bouge pas. C'est alors que survient la police. En fait c'était moi qui bloquais tout, car j'avais déclanché l'alarme avec mes rangées de choux supplémentaires. J'ai donc eu droit à un contrôle en règle avec amende à la clé. Puis je les ai suivi par une petite bretelle pour ressortir. Pas chien, ils mont guidés à travers la ville, pour aller jusqu'à chez mon client, qui était de l'autre coté du pont.
Chez Schambourg, les lignes principales, étaient la Belgique, l'Allemagne et la Hollande. Sur ces Volvo les vidanges se faisaient tous les cinq milles kilomètres. Autant dire tous les quinze jours. Par contre le lavage, c'était systématiquement toutes les semaines. On se retrouvait tous ensemble les vendredi ou samedi, et c'était la queue pour l'entretien. Puis la boite a changer de place, nous nous sommes retrouvés sur la route de Grand-Champ, dans des bâtiments neufs. Vu l'espace qu'il y avait, cela devenait agréable de travailler.
Parallèlement à tout cela, mon abonnement à l'agence matrimoniale, arrivait à expiration, et n'avait rien donné de bien concluant. Mon envie de fonder une famille diminuait donc, et j'étais décidé à rester vieux gars, à moins que le destin ne m'accordera quelques surprises.
Un jour, je reçu un courrier d'une fille de la région. Une certaine Jeanne Guénégo. Notre premier rendez-vous était sur la place de la poste à Muzillac. J'ai vu arriver une petite blonde frisée dans une Fiat 128 verte tendance fluo. Nous avions pris un rafraîchissement au café Bocéno. Elle paraissait timide, autant que moi sans doute. Elle habitait Noyal Muzillac et était coiffeuse à Grand Champ. Le courant devait bien passer, car nous nous sommes revus et revus encore, au point de devenir très intimes, et de nous marier par la suite.
En allant charger chez Texon à St Rivallain, tous les camions Schambourg passaient devant le fameux salon de coiffure de Grand Champs. J'avais pris la bonne habitude, à chaque fois que j'avais l'occasion de passer devant, de donner un petit coup de klaxon, en guise de bonjour. C'était un code entre nous deux, car je partais la semaine, et nous n'avions pas de téléphone pour nous parler. Je lui postais à chaque voyage une carte postale de la ville la plus loin où j'allais. Un jour, j'ai du dire à un collègue que ma copine travaillait là et que je lui klaxonnais à chaque passage. L'information avait due faire boule de neige, car peu de temps après, tous les camions Schambourg, klaxonnaient en passant. Et tous les jours, il y en avait qui passaient.
Jeanne avait une chambre au dessus du salon. La première fois où j'ai eu le droit d'y rentrer, j'ai été surpris par le coin salle de bains. Il était remplit de fioles, de bouteilles et de produits de maquillage et entretien. Il y en avait partout, une fille quoi.