Enfin, le DAF est arrivé, et quelques temps après, ce fut le tour de la remorque. Ensuite, il y avait du boulot à rattraper. Direction les aciéries de Zumarraga, Olabéria, Azpétia, Bergara, Bilbao et bien d'autres.
L'ensemble tracteur, plus remorque avoisinait les 19 tonnes à vide. Hé oui, la remorque était quand même de 14 mètres, et était renforcée de partout. C'était très impressionnant de la voir se lever pour vider, surtout quand il y avait du vent. Puis, une fois levée pratiquement à son point le plus haut, comme tous les chargements de ferrailles, ça part d'un seul coup, tout le lot en même temps, dans un bruit d'enfer. A partir de ce moment là, on ne peut plus rien faire, la remorque remue tangue de droite à gauche, on voit les parois latérales se gonfler et cela descends, descends. Puis plus rien, pas un bruit, la ferraille est sortie de la remorque, elle est dans le vide. Quelques instants plus tard, gros bruit encore. Là elle est en train de tomber au fond de la fosse, l'affaire est faite. En général, cela se passait comme cela à Azpétia, l'usine où j'aimais aller avec mes feuilles de métal. Mais j'en ai fait d'autres aussi, où il fallait vider sur le sol par terre, et une fois le premier tas descendu, il fallait avancer sur de la terre battue, entre les rails des cuves de fonderies jusqu'à ce que la remorque se vide. Alors là, cela balance vraiment en haut, impressionnant.
Un jour, nous avions été contactés par l'UNOSTRA Bretagne, qui organisait avec les autres syndicats de transporteurs de toute la France, une grande manif qui devait bloquer la ville de Paris, à cause de l'augmentation du prix du gasoil. C'était banco pour nous. Le point de rencontre avait été la « cantine » à Châteaubourg. Là, Céline et moi, avions rejoins les Griset père et fils et quelques autres transporteurs, afin de faire la route de Paris ensemble. Le lendemain, il y avait beaucoup de camions de tous les coins de France, qui ont bloqués plusieurs avenues. Devant cette pression, les ministères concernés ont entre autres choses, instaurés une récupération de la TIPP, et quelques avancées sociales. Le soir ce fût pour nous le retour à vide à la maison.
Il y avait eu aussi, une aventure qui avait faillie tourner au drame. Cela se passait dans les Landes, sur la RN 10. Il s'agit d'une voie express, très roulante, car ayant près de deux cents kilomètres de ligne droite, avec seulement deux virages, au niveau de Labouheyre. Donc je roulais direction l'Espagne, en pleine journée. Derrière moi, trois autres camions, qui me collent à quelques mètres afin de me dépasser. Sur la bande d'arrêt d'urgence, je vois au loin une voiture en panne, avec le capot moteur relevé. Vu l'étroitesse de la bande, la voiture est pratiquement au raz de la voie de droite. Il y avait deux personnes appuyées sur le rail, et une autre que j'avais vu rentrer dans le véhicule à la place du conducteur. Au moment où je passais devant sa voiture, le gars sort rapidement, sans regarder. S'apercevant de sa méprise, il se colle à la voiture. Mais avec le déplacement de l'air, la porte est emportée et est partie taper contre l'aile avant. Puis elle est revenue le frapper contre son corps et ainsi de suite plusieurs fois. En regardant dans le rétroviseur, j'ai pu voir que cela c'était renouvelé avec chacun des trois autres camions qui suivaient. Je suis sûr que le gars a eu la peur de sa vie, car quand je me suis arrêté, je me suis aperçu que mon feu de gabarit arrière droit, avait été arraché par la porte. Cela donne un aperçu de la distance entre le gars et les camions.
Un jour, où je suis descendu à Bilbao, je me suis étonné de ne pas voir de camions sur les autoroutes espagnoles. Je croyais sans doute me trouver en présence d'un jour férié régional, comme il en existait dans le Pays Basque. Arrivé à Bilbao, je prends la sortie de l'autoroute, qui se trouvait à deux cents mètres de chez mon client. Cette sortie débouche dans une zone industrielle. A un carrefour, un homme se met en travers de ma route, en faisant des grands gestes. Je m'arrête et me range sur le bas coté, croyant à un accident. Le gars vient à ma porte en gueulant. J'ai alors compris qu'il y avait une grève des routiers Espagnols dans tout le pays. Pendant que le gars gesticulait, un autre faisait le tour du camion en donnant des coups de poinçons dans tous les pneus de mon ensemble. Puis, ils se sont enfuit en courant. Devant moi, il y avait un camion Portugais qui attendait aussi. Ne sachant trop quoi faire, car je me trouvais à proximité de chez mon client, je descends voir mes pneus. Je vois des marques sur mes roues mais il n'y en avait qu'une seule, où j'entendais de l'air passer. Je me suis donc dis que c'était un moindre mal, si je ne m'en sortais qu'avec une seule crevaison. Car j'avais déjà entendu parler que souvent il y avait eu des camions incendiés, lors de grèves comme çà. Au bout d'une demi-heure, je vois un autre artisan transporteur, de la région de Bordeaux, qui passe sans être inquiété. Je prends la décision de le suivre, et je le rejoins sans encombres chez mon client. Je lui explique mes déboires. Nous décidons alors de sortir ensemble de l'usine et de rejoindre l'autoroute sans nous arrêter quoiqu'il arrive. Pour rejoindre l'autoroute, il y a un feu tricolore, qui a été passé au rouge sans remords. Une fois sur l'autopista, pied au plancher jusqu'à la frontière. A Irun, donc à la frontière, mais coté Espagnol, il y a un garage de pneus. J'attends 14 heures, afin de faire réparer ma crevaison, ce qui me coûterait moins cher, que de le faire coté Français. Voyant les marques sur les pneus, le gars me fait comprendre que ce n'est pas une crevaison, mais 57, oui, 57 coups de poinçons sur les trois pneus du tracteur et les six de la remorque. Cela m'a donc fait neuf démontages de roues et de pneus, et 57 réparations de crevaisons, j'en ai eu pour près de trois milles francs de réparations. Dans les semaines suivante, j'ai eu le droit encore à quelques crevaisons supplémentaires, c'était des trous que le mécano Espagnol, n'avait pas vus. Chez Jahier, qui était mon fournisseur de pneus, mes roues étaient repérées, vu le nombre de rustines collées à l'intérieur, de plus il m'était impossible de les faire rechaper.
La meilleure des fonderies du pays Basque Espagnol, est l'usine Martial Ucin à Azpétia. Une usine immense, où des milliers de tonnes de ferrailles passent tous les jours, par camions. Il y a tout d'abord, les camions Espagnols, qui font des navettes entre les ports côtiers du Pays Basque, et l'usine. Quand il y a un bateau à vider, on s'en aperçoit tout de suite, car c'est en permanence une file d'une vingtaine de camions qui attendent pour vider. A coté d'eux, ce sont majoritairement des camions Français qui viennent décharger. Soit des plateaux ridelles, soit de bennes. Après avoir passés sur la bascule à l'entrée, où plusieurs fois le « concierge », voyait des poids de 49 tonnes, nous allions voir le chef au bureau. Chef qui contrôle visuellement les catégories de ferrailles, et qui nous dirige en fonction de celles-ci dans les différents endroits du parc à « chatarra ». Moyennant une pièce de 500 pesetas, il nous indiquait dans la mesure du possible un lieu où nous vidions très rapidement notre chargement. S'il n'y avait pas la pièce, il fallait compter au minimum une bonne demi-heure d'attente, et éventuellement prendre la suite de la queue des camions Espagnols. Avec un beau billet, il pouvait même remonter d'un cran la catégorie de ferraille que l'on vidait. En tant que transporteur, cela ne changeait rien, mais en tant que négociant, comme je l'étais par la suite, cela faisait carrément 50% de bénéfice en plus sur le voyage. Je l'avais dis, qu'il y avait des magouilles dans le milieu. D'ailleurs, jusqu'en 95, nous pouvions encaisser nos factures en espèces, avec les clients Espagnols.
Pour les camions qui n'avaient pas de bennes, un emplacement était prévu en bas des tas de ferrailles du parc. Un gars sur un pont roulant, avait à sa disposition un gros grappin et un électro-aimant de 20 tonnes. Le grappin, servait à charger les grosses marmites qui partaient pour la fonderie, 80 tonnes de ferrailles en moyenne par marmite. L'électro-aimant, servait principalement à vider les camions. Donc l'engin pesait dans les vingt tonnes et faisait 2.20 mètres de diamètre. Sachant que l'intérieur de la remorque, fait dans les 2.40 mètres, il est inutile de dire que le gars qui est dans sa cabine perchée à quinze mètres au dessus, doit bien viser pour décharger. Le moindre faux mouvement, et c'est une ridelle de camion qui saute. Le plus simple était, avant le début des opérations, de jeter une autre pièce de 500 Pesetas au dessus de l'aimant, dans le petit tas de poussières qui était là exprès, pour retenir et plus ou moins cacher la pièce. Cela permettait au gars de nettoyer tout le plancher de la remorque au centimètre près. C'était de toutes façons pratiquement toujours les mêmes têtes qu'il voyait, et il reconnaissait les camions. Le mien ne passait pas inaperçu avec ses peintures. Ce qui finalement n'est pas un bien, car je me faisais repérer par les flics, et souvent il y en a qui ont trouvé qu'en venant tous les deux jours en Espagne, cela devait faire beaucoup d'heures de conduite. Attention aux contrôles !!!!
En venant avec mon plateau ridelles sur lequel j'avais fait souder un plancher en tôle d'acier, pour plus de solidité. Il m'est arrivé plusieurs fois, que l'aimant, reste involontairement collé au plancher, et que le gars commence à remonter l'ensemble, remorque plus tracteur. J'ai vu une fois la remorque en l'air et les roues arrière du tracteur à un mètre du sol. Là cela fout vraiment la trouille. Car il suffit de peu pour réduire un camion neuf en épave.
J'ai aussi vu dans cette usine, un chauffeur Espagnol se faire écraser par un chargeur à grosses roues. Mon camion était en déchargement, et le gars attendait son tour en regardant. Il avait le dos à la cour. Etant donné le bruit, il n'a pas entendu le chargeur venir derrière lui, le pilote du chargeur, lui ne l'avait pas remarquer. J'ai vu alors, le gars se faire assommer par le godet, puis passer sous la roue avant gauche, sauter en l'air sur deux mètres, retomber et passer sous la roue arrière. Il est mort pratiquement aussitôt dans des soubresauts. Cela m'a fait froid dans le dos, et depuis, dans les usines, j'ai appris à raser les murs. Une autre fois, ce fût un chauffeur Français qui en ouvrant les portes de sa benne, au bord du précipice, avait glissé et tombé trente mètres plus bas, sur des barres de fer. Là non plus, pas de cadeaux.
Plus j'avance dans la vie, plus le mot « sécurité » prend une place importante dans ma vie.
Ce fut à cette époque, que je fus contacté par un ancien chauffeur de chez René Philippe à Janzé, la première boite que j'avais faite. Il essayait de retrouver les anciens chauffeurs, afin de faire un repas, quelques vingt cinq années après. Cela faisait drôle de revoir les gars. Beaucoup avait changé, mais j'étais très content de les revoir. Ce fut à cette occasion, au hasard d'une discussion, que j'appris l'histoire de mon chauffeur avec sa pute au Portugal. Evidement, ce n'était pas évident d'expliquer cela à sa patronne au téléphone, c'était donc pour cela, je pense qu'il n'avait pas dit la vérité à Jeanne ce jour là.
Par la suite, comme toujours, j'ai cogité dans ma petite tête. Cela faisait maintenant 10 ans que je faisais de la ferraille. Je connaissais tout des combines, des expéditeurs, des affréteurs, des commissionnaires et autres intermédiaires qui se sucraient au passage. Avec la concurrence du fer, des caboteurs et des transporteurs Espagnols, le prix de 200 FRF en 1986 était passé à 175 FRF en 1996. Avec l'ouverture des frontières, et la libéralisation des licences de transports, les routiers Espagnols venaient tranquillement jusqu'en Bretagne vider et recharger. En fin de semaine, certains rechargeaient pour 120 FRF la tonne, plutôt que de rentrer à vide chez eux ou d'attendre la semaine d'après. Il était donc temps de trouver une parade. Déjà, beaucoup de transporteurs Bretons avaient lâchés prises.