Moi qui pensais que le premier jour serait consacré aux papiers et à une présentation de l'entreprise, je suis vite mis dans le bain. Je suis parti dans les minutes qui suivaient avec le fils du patron, qui avait à peu près mon âge. Christian a donc pris le volant d'un Berliet GR 200, 200 chevaux, porteur 19 tonnes avec Telma, carrosserie plateau ridelles avec capucine. Evidemment je monte à droite, il fait encore nuit, et de plus il y a du brouillard, la totale quoi pour débuter. Mon futur camion est chargé pour Nantes. Le fils roule sur une dizaine de kilomètres, et me file le volant. Ma mère qui nous suivait, le prend et le ramène au siège. Quant à moi, vas y Pompon c'est le moment de montrer ce que tu sais faire. Première déconvenue, il n'y a que la moitié du siège conducteur. Mais enfin quand on est jeune on prend ce qu'il y a, l'autre moitié avait disparue, à cause de l'usure certainement.
Le Berliet GR200 a donc la fameuse cabine Relaxe. Cabine qu'il faut comparer aux autres camions qui existaient à l'époque. Un grand volant, cinq vitesses avec un relais, donc dix vitesses. Un gros capot moteur en deux parties dans la cabine, avec des joints qui ont disparus aussi. Cela donne beaucoup de bruits et des odeurs d'huiles brûlées en permanence. Il va sans dire que ces moteurs pissaient de l'huile de partout. Il y avait aussi une petite couchette d'environ cinquante centimètres de large. Le chauffage ne marchait plus depuis longtemps. Les deux petits rétroviseurs ronds vibraient dès que le moteur était en marche, donc ils n'avaient pas beaucoup d'utilité. Quant à la caisse, elle avait vieillie elle aussi. Les ridelles et les portes se fermaient à coups de marteau, et la bâche qui recouvrait une partie des portes arrières était pour le moins poreuse. A certains endroits, il fallait coincer des cartons afin de boucher les trous et absorber l'humidité extérieure. Enfin le principal était de travailler. Ce camion avait pour surnom « moteur fainéant », et pour cause, deux cents chevaux cela ne faisait pas beaucoup. Il n'avait pas de limiteur de vitesse, ni de tachygraphe d'ailleurs. Etant donné le peu de circulation qu'il y avait sur les routes, les descentes se faisait à 100, voire à 110, de façon à prendre de l'élan, pour les montées qui suivaient, en général la vitesse tombait à 20 ou 30 Km/h.
Je n'ai plus beaucoup de souvenirs de cette époque, mais il y avait une solidarité sans failles, dans le monde des routiers. Ceux qui faisaient la route, la faisaient par vocation, ce qui n'est plus le cas maintenant. Beaucoup de routiers actuels travaillent par ce qu'il le faut, point à la ligne. Ils sont plus motivés par le chèque de fin de mois et par le fait de rentrer à la maison le plus vite possible, que par l'amour de la mécanique et des voyages. Il y a trente ans, le principe général des routiers grandes distances était le suivant, le matin on vide, l'après-midi on recharge, la nuit on roule. On mange et on dors quand on peut, voila tout. Un jour, il m'est arrivé de passer vingt quatre heures avec seulement un café dans le ventre. Cela n'est arrivé qu'une seule fois, mais c'est arrivé. Après un repas normal le soir, et une courte nuit, juste un petit café le matin, et le travail aidant, je n'ai recommencé à manger que lors du repas du soir. Inutile d'avouer que ce repas était le bienvenu. C'était l'époque où l'on trouvait du fret à la pelle. Les usines courraient après les camions. D'ailleurs, il était courant d'entrer dans une usine pour charger une ou deux palettes, et en ressortir avec la moitié d'un chargement et quelques clients en plus à livrer.
Il n'y avait pas de tachygraphe, juste un petit livret où l'on inscrivait soi-même les heures de conduite et de travail. Ce fameux petit livret était surnommé « le menteur », il y avait bien une raison, car il était courant au vu de ce livret, de faire des journées de huit cents kilomètres en sept heures seulement et tout par les routes nationales. De toutes façons, il n'y avait pas de contrôle, alors, ou si peu !!!
N'ayant pas de chauffage dans mon camion, j'avais donc une couverture sur les genoux, comme dans le temps, les anciens.
Un jour, me trouvant sur les quais de la Joliette à Marseille, j'ai fais la connaissance d'un soi-disant routier. Nous étions partis le soir manger au restaurant ensemble. Ce gars avait l'air de connaître le patron du resto. Au milieu du repas, ma connaissance part téléphoner, et ne revient pas. Pas vexé pour autant, je finis mon repas, je paye, et je m'en vais. Cela fait une drôle d'impression de revenir sur le parking et de ne plus retrouver son camion. On n'y croit pas. Peut-être que je l'avais garé plus loin ? Non. J'ai fais des kilomètres en espérant. Mais il fallait se rendre à l'évidence, il avait été bel et bien volé. Sans doute que mon collègue du resto n'était pas étranger a cela. Sur le GR 200, il n'y avait pas de clefs de contact, juste un coupe-batteries. Bon alors, qu'est ce que je fais, maintenant ? D'abord, il est tard et je vais trouver une chambre d'hôtel, ensuite je vais au commissariat faire une déclaration. Le lendemain, j'informe mon patron, le moins que l'on puisse dire, c'était qu'il n'était pas content. Je prends contact avec ma mère, pour qu'elle m'envoie un mandat à l'hôtel, car je n'avais plus d'argent, ou du moins presque plus. Il m'a fallu attendre toute la semaine avant que mon patron vienne en double avec un autre chauffeur, pour me chercher. Une quinzaine de jours après, le camion avait été retrouvé, avec son chargement intact, de la peinture. Mais toutes mes affaires personnelles, ont disparues. Toutes, même mon fameux livre « Les champions du Gas-oil », que j'avais comme par hasard emmené avec moi cette fois là., Ce fût donc la deuxième anecdote sur ce livre, attention, il y aura une troisième dans vingt cinq ans, comme je l'ai déjà signalé. Ce jour là, j'ai été très déçu par la perte de ce livre c'était un bon souvenir de ma jeunesse.
Comme toujours, dans ce métier, j'ai eu comme d'autres chauffeurs beaucoup d'ennuis avec mon camion. Il y a eu des pannes, des pneus éclatés ou crevés, des coups de gueule avec beaucoup de personnes, des périodes de doutes, et des sentiments d'abandons, des nuits blanches, blanches à rouler, mais blanches aussi avec la neige, le verglas. C'était de toutes façons le lot quotidien de tous les routiers.
En parlant de coups de gueule, il y en avait eu un beau avec mon patron, un samedi matin, quand il m'avait vu rentrer dans la cour. J'étais rentré à vide de Nivelles en Belgique, parce que je ne voulais pas être bloqué le week-end. Sur le coup de la colère, et sans doute de la fatigue, je lui avais dis que j'allais chercher du boulot ailleurs. Mais finalement, tout c'était arrangé. C'est comme cela que ça marchait dans le temps, et c'est comme cela que l'on se forge une volonté à toute épreuve. C'était, avec ce patron, un défi permanent, pour savoir qui aurait eu le dernier mot.