Hommage à Chris Hooper par Carole Pither

MES 5000 KILOMÈTRES AVEC UN ROUTIER BAROUDEUR
Carole Pither est une journaliste d’origine anglaise, qui vit dans la région Marseillaise, en 2001, elle a réalisé un reportage consacré aux dinosaures de la ligne du Moyen-Orient, publié alors avec un texte légèrement tronqué dans la revue France Routes. Chris Hooper, le héros de ce reportage n’est aujourd’hui plus de ce monde, et cet article lui est dédié.
Elle a aussi écrit le livre ‘Un camion dans la tête’ que vous devez imperativement lire si ce n’est pas encore fait en cliquant ici !
Rendez-vous à 16h, à la Maxe, Moselle. C’est le grand départ. Je monte dans le Scania 113-380 de Chris Hooper, 56 ans. Il est tractionnaire britannique et a longtemps fait la route du Moyen-Orient avec son Ford Transcontinentale rouge et jaune.
Exceptionnellement, ce camion sera vendu à Qatar, dans les Émirats. Chris veut s’acheter un nouveau camion pour remplacer son vieux Ford et fait quelques voyages en ‘aller simple’ pour le financer. D’ailleurs il peste en permanence qu’il n’a pas SA caisse à outils, SON frigo et SA « boîte » dans un langage qui ferait rougir la plus endurcie des poissonnières.
Il entre dans la catégorie des baroudeurs tatoués ! Pour la première fois il accepte une journaliste dans sa cabine. Peu à peu nous faisons connaissance. Nous discutons en anglais. Au volant de son Scania, notre routier, visage buriné, n’est pas toujours à prendre avec des pincettes. Mais sous cette carapace épaissie par les heures de bitume oriental, on devine un homme chaleureux et sincère.
19 h. Traversée totalement illégale du Col de Bussang. « Comment ces encu……s de flics pensent qu’on peut comprendre leurs pancartes écrites en Kermit ? » (Kermit = Français à cause de la grenouille Mitterand dans le Muppet Show).
2e jour. Frontière suisse.
10 h 15. Chris se lève enfin. Il est furax car son short est mouillé : il a plu toute la nuit et le toit était ouvert. Après une copieuse assiette d’œufs au jambon il dépasse tous les camions en attente de contrôle douanier du tunnel de Gotthard pour se placer directement devant la barrière.
« Moi, je suis vide. » Il se gare exactement à l’endroit où l’ombre d’un mur empêche le douanier de bien voir à l’intérieur de la remorque en plaçant quelques sangles dans un endroit stratégique pour lui attirer l’œil.
Notre Anglais déteste être à la traîne. Plus tard, en Turquie, en Syrie, en Jordanie… notre homme saura limiter les tracasseries et les attentes en graissant la patte. Il a sur lui environ 20 000F et 30 000F (entre 4000€ et 6000€ d’aujourd’hui) en livre sterling et dollars. De plus, au Luxembourg il a acheté 3 kg de tabac à rouler, 150 cigares et des cartouches de Marlboro. Les bakchichs ont souvent cette « forme ».
3e jour. Carpenedolo, Italie
8 h 15. Très tôt pour Chris. Il faut charger 22 tonnes de marbre de Carrare qu’il déchargera à Qatar dans quelques jours. En plus, trois plaques d’égout en fonte en provenance d’Angleterre sont cachées par ses pneus de rechange au fond de la remorque. Tout sera mis sur un même CMR avec une valeur déclarée fantaisiste pour éviter des prélèvements de taxes élevés.
17 h. Passage chez Scania pour réparer le ralentisseur. Chris débranche le limiteur. « Je roule en règle en Europe mais là-bas ils ne savent même pas que ça existe. » explique-t-il.
18 h. Retour chez Scania pour remplacer le circuit imprimé qu’il a cassé en voulant changer une ampoule avec ses gros doigts « C’est comme ça que j’ai appris la mécanique, en démontant les trucs qui marchent pas. Et puis il me faut des pièces pour mon nouveau camion. »
4e jour. Italie.
Au volant de son Scania, Chris connaît chaque tournant de la route et presque chaque bosse. Casquette de baseball vissée sur la tête, lunettes de soleil, gros cigare entre ses lèvres, il raconte des histoires de trafic de magazines porno, de séjours en taule, de collègues morts sur la route, d’embrouilles avec la police, de camions bloqués par la neige sur les cols de l’Himalaya, des pannes dans le désert, des rencontres avec d’autres individus aussi fous que lui. Rien que son quotidien. Ses anecdotes ne manquent pas de sel et j’écoute ces histoires avec beaucoup de plaisir.
Port d’Ancône. 17 h. On commence à embarquer sur le ferry Superfast. Chris a disparu pour acheter des revues porno. A son retour, soudain, Chris s’aperçoit que le transitaire a quitté le bureau en emportant son CMR. Cela provoque un nouveau flot de jurons lancés dans la langue de sa Gracieuse Majesté.
5e jour. Port de Patras, Grèce.
17 h. En allant chercher son deuxième passeport au bureau du port (envoi par l’affréteur par DHL avec visa saoudien) Chris me montre les clandestins accrochés au grillage. Il y en a des dizaines, vivant dans des wagons de chemin de fer. « La police ne fait rien. Il faudra les arrêter tous et les renvoyer chez eux. C’est inadmissible. » tonne l’Anglais. Rien de plus facile que de couper une corde TIR à un bout, les faire rentrer dans une remorque, recoller la corde avec un clou et de la Superglu et le chargement reste scellé. Chris promet une avoinée au clandestin qui prendrait son camion pour cible.
À peine sur terre ferme, on reprend le ferry Rio-Antirio pour traverser le détroit de Corinthe. Le trajet de Chris est calculé en balançant les tarifs des ferries contre la consommation de gasoil. Le Scania peine dans la descente de la montagne, 10, 20 km à l’heure, sur une route raide et sinueuse.
6e jour. Lamia. Grèce
Chris est garé loin des autres, face au lac. Il aime la solitude, les chiens et les jolis paysages. Ce matin il fait laver le camion par des Roumains qui sont installés sur le parking puis visite le magasin d’accessoires où il est reconnu : « Mister Chris ! Welcome ! » Il fait déjà chaud : 38°. Chaque endroit lui évoque des souvenirs : tel garage dispensait du « rouge » avant d’être contrôlé; dans la rue là-bas habite le meilleur bricoleur des chronotachygraphes en Grèce ; sur cette plage on « posait » les camions pour se baigner…. A Port Lagos il se gare devant son restaurant préféré où il est comme chez lui. Il fait ouvrir le frigo, peser un kilo de crevettes géantes et commande une bonne bouteille. Depuis 25 ans qu’il fait cette route, Chris a repéré les meilleures adresses.
7e jour. Chez Maria. Grèce
Chez les spécialistes du Moyen-Orient, ce restaurant routier est célèbre, caché derrière la station BP. Sur le mur, on découvre les photos de ceux qui faisaient cette route dans les années 70 et 80, des chauffeurs de chez Carry, Sisternas, Riand, CMA, Iochum et Brousse… des Danois, des Hollandais, et surtout Chris et les Anglais. Téléphone et douche sont disponibles. Pour ceux qui communiquent et qui se lavent. Beaucoup attendent leur destination pour faire leur toilette.
Un autre camion s’arrête. C’est Ronnie, un Anglais d’une soixantaine d’années qui vendra son camion à Qatar. « Comme Chris, je m’emmerde en Europe. J’ai cette route dans le sang », clame-t-il.
Arrivée en Turquie. A Ipsala Chris fait les papiers. Je dois moi-même bouger le camion pour éviter de se faire bloquer et de perdre du temps. 2 km plus loin bouchonne. Chris décide de passer la nuit ici. « On fait ce qu’on veut, quand on veut c’est nous les patrons. »
8e jour. Istanbul, Turquie
Ronnie peste contre Chris qui est incapable de se lever avant 10 h du matin. Chris jure qu’il déteste faire la Turquie « en deux coups. » Poussière et vent sont au rendez-vous. La chaleur est à crever. On passe le Bosphore Bridge à Istanbul et nous voici en Asie. On croise des camions iraniens. Attention contrôle TIR, il faut faire tamponner les papiers. A Bolu, on voit des rangées de cabanes en tôle où sont logées les victimes du tremblement de terre. Constructions neuves partout. Sur la montagne on dépasse une file discontinue de ‘Tonkas’, petits camions colorés et surchargés. Pas de doute, on quitte l’Europe!
Bolu. Turquie. Certains habitants sont encore logés dans des baraquements provisoires après le terrible tremblement de terre de 1999
9e jour. Turquie
Dur, dur, il fait 42°. Arrêt dans le quartier des mécanos à Aksaray. C’est ici où les Anglais pompaient le ‘rouge’ (acheté en Angleterre) qui leur restait, dans des citernes scellés. Ils le reprenaient au retour pour éviter d’acheter du gasoil en Europe. Chris est hélé par un homme à bicyclette « Quand ce mec avait 10 ans, je l’ai vu démonter et remonter une pompe haute pression tout seul ». Dans son atelier situé entre les marchands de pneus et de pièces détachées, l’homme mesure l’avant du Scania. Il fabriquera un ‘pare-chameau’ pour le nouveau camion de Chris lors de son prochain passage.
Ligne droite et mauvaise route vers la montagne de Tarsus. Chris s’arrête dans une station sur l’autoroute pour laisser refroidir les pneus après la descente, et parce que son pote « y fait les meilleurs kebabs de la route ».
Le soir on retrouve un 3e Anglais, Dave, qui emmène un convoi exceptionnel à Oman. On boit quelques bières ensemble mais nous couchons à la frontière pour être bien placé dans la file de camions.
10e jour. Çilvegozu. Turquie
Chris, insensible à la température infernale de 47°, pique une gueulante parce qu’il n’y a pas assez d’œufs dans son sandwich. La distribution de paquets de Marlboro commence avec les douaniers, les transitaires. Dans le déprimant « No mans land » entre les douanes turques et syriennes on se fait difficilement un passage entre les camions et voitures qui se livrent à des trafics multiples (on le devine plus qu’on ne le voie!). Des hommes chargés comme des mulets partent en file indienne sur la montagne, des bidons d’essence changent de mains. et une voiture est rapidement vidée de son contenu avant de faire demi-tour et de repartir en Turquie.
La route vers la montagne de Tarsus. Turquie
Une fois en Syrie, à Bab El Hawa, la mise en convoi des camions dirigée par la police provoque une longue attente. Heureusement des tasses de thé et de café sont servies. Là encore, des billets de banque donnés à bon escient font avancer les choses. Chris débrouille les problèmes de deux Italiens bloqués (!) depuis 48 h. Il leur explique le fonctionnement du convoi. « Fais comme moi et tu avanceras. Si je donne un paquet de clopes, tu donnes un paquet de clopes, si je donne un billet, tu fais pareil et quand ça démarre, il faut me coller au cul. Pigé ? ».
Le convoi se rassemble. Nous sommes en tête, juste derrière la camionnette blanche de la police. 60 km/h, et interdiction de dépasser et de s’arrêter. Une heure plus tard, arrêt en plein soleil pour resserrer le convoi. Seuls les 4 ou 5 camions de tête ont la possibilité d’acheter des fruits et de l’eau fraîche chez le vieux commerçant installé dans sa tente au croisement. Chris est accueilli comme un ami de longue date. Distribution de magazines porno à la police du convoi. Terre rouge et arbres verts. File de camions et tracteurs devant une usine « Ce pays c’est du bordel organisé. » reconnaît Chris, fataliste. Au deuxième resserrage le chauffeur d’un frigo turc, le seul autorisé par Chris à nous doubler, nous offre le thé.
20 h. A Homs, ville syrienne, un parking immense sans éclairage ni panneaux nous accueille. Chris ruse : il se place immédiatement dans le convoi pour Beyrouth et enlève sa pancarte de destination marquée Arabie Saoudite. « Ce convoi part 2 heures plus tôt et je le perdrai à Damas pour être le premier à la frontière. » Bière, repas, douche dans ce truckstop à l’oriental. Chris se fait raser chez le barbier. Dans le magasin des cartouches de fusil côtoient des CD piratés, du whisky, des couteaux à cran d’arrêt et des narguilés.
23 h. Il feuillette chaque magazine dans sa cabine et arrache les pages montrant des femmes. Même une jupe courte pose problème en Arabie Saoudite. Je fais du café pour les Italiens.
Minuit. Ça bouge. Klaxons, moteurs ronflant, fumées d’échappement. La jeep de la police tente d’empêcher les camions de sauter la queue. « Dis aux « Macaronis » de me coller à gauche pour empêcher les autres d’avancer. C’est la bagarre au début. » Une centaine de camions sont lâchés en même temps, fonçant dans la nuit. C’est une course effrénée vers la frontière. Les voitures et motos qui roulent en sens inverse sur l’autoroute éteignent leurs phares pour ne pas se faire repérer. Ici tout le monde a peur de la police, et même la police a peur de la police secrète. A Damas vers 2 h du matin on découvre les lumières et l’activité de la capitale. Les minarets des mosquées sont éclairés en vert. Chris prend le risque d’ignorer le point de contrôle. Pari gagné. Il continue sa route vers la Jordanie.
11e jour. Frontière Syrie-Jordanie.
4 h 30. Les Italiens sont épuisés. Dave, lui, s’est fait attraper par la police. qui lui a enlevé les papiers du convoi. Il reste imperturbable.
7 h 30.  On a dormi 3 heures. Le transitaire syrien est analphabète, il sait pas écrire son nom, mais parle 7 langues. Les chauffeurs l’appellent le mulet africain. Il s’occupe de nos paperasses, en emportant une liasse de dollars. Une bagarre s’éclate dans le couloir. Un homme ensanglanté a visiblement reçu un coup de couteau. Nous prenons un petit déjeuner de purée de pois chiches avec des galettes et de soda à l’orange. Pas d’alcool, pas de femmes en vue. Entre la Syrie et la Jordanie le No mans land est sinistre avec des soldats partout, des barbelés et des tours de guet. Enfin nous sommes en Jordanie. Mohammed, le transitaire, est un sourd muet connu de tous (the Dummy). Depuis 30 ans il s’occupe de tous les camions européens qui passent par Deraa.
Je resterai chez lui pendant que Chris, Ronnie et Dave continuent leur route vers Qatar car l’Arabie Saoudite ne permet pas aux femmes, ni aux touristes d’y voyager en camion. De toutes façons, Chris m’a prévenu : « Pourquoi tu veux aller làbas ? Il n’y a que de la poussière, de la chaleur, de l’ennui et des millions de p…… de mouches. » Pour moi, l’aventure s’arrête donc là. Mais grâce à Chris, j’ai pu vérifier à quel point la route du Moyen-Orient mérite encore aujourd’hui sa légendaire réputation, fréquentée par les derniers aventuriers du bitume.
Achat de gasoil, Bab el Hawa, Syrie
Carole Pither
Route de Chris
La photo Bonus!