Jules ou la chronique d'un routier ordinaire

par SMX

Partagez une semaine avec Jules et suivez sa vie sur la route au jour le jour.

C'est un peu comme un CDB écrit après l'heure, pour rappeller des souvenirs aux anciens et faire découvrir une époque aux plus jeunes.

 

Dimanche

Nous sommes un dimanche soir en 1985, il est 21h15, il fait -11°. La Renault 12 s'arrête tout près d'un R310 encore endormi sur le parking de l'entreprise de Jules à St Marcellin, dans l'Isère.

Jules mets son sac dans la cabine et gare sa voiture un peu plus loin. Il revient, lève la calandre qui est en 2 parties, tire la jauge et vérifie le niveau d'huile, puis celui du liquide de refroidissement. Il monte dans sa cabine, met la préchauffe en route, une fois, puis deux fois. Il démarre. Le 6 cylindres est froid, il ratatouille, ça fume blanc, on croirait du brouillard, mis à part que celui çi pique les yeux. Jules range sommairement ses affaires, pose le sac sur la couchette, puis il remplit son disque. Il se demande une nouvelle fois à quoi peuvent bien servir les petits symboles dessinés à côté de la molette.

Il sait que c'est pour marquer les différentes activités sur le disque, mais dans quel but ? Si on roule, il y a les tracés de vitesse et de kms, et si on ne roule pas, ben il y a rien, c'est bête comme chou. Si on roule pas, c'est donc qu'on est en coupure, alors pourquoi s'emmerder à manipuler ce machin ? Jules ne le fait jamais, aucun de ses collègues non plus d'ailleurs. Ca les ferait rigoler, un gars qui n'aurait pas rien trouvé d'autre à faire. Et puis les 22, ils regardent pas ses conneries-là, il ont assez de prunes à mettre avec les heures et les nuits sans coupures.

La pression commence à monter doucement, 5, puis 6 bars de pressions dans les bouteilles, le compresseur est au boulot. Jules en profite pour aller gratter les vitres, il gèle fort en ce milieu d'hiver. Enfin, les 8 bars de pression minimum sont atteints, Jules enquille la 2° petite et avance doucement jusqu'à la pompe à gasoil, de l'autre côté de la cour. Il fait le plein de ses deux réservoirs en grillant une gauloise, puis fait le tour de l'ensemble routier afin de vérifier le bon fonctionnement des feux du tracteur et de sa remorque, une vieille savoyarde Fruehauf.

Un instant après, il entend le démarreur de l'Iveco 190-30 au fond du parking. Celui ci le rejoint peu après. C'est Gérard, l'un de ses copains de travail. Ils discutent tous les deux un moment, mais ils ne feront pas la route ensemble ce soir. Gérard descend à Nice tandis que Jules dois monter à Lille.

- Salut Gégé !

- Alors Jules, ça va ?

- Bof, je serais bien resté à la maison, je vide à Lesquin demain

- Ouais, ben t'as du boulot devant toi dis-donc, je descends sur Carros moi.

La conversation se poursuit quelques minutes sur des sujets assez banals. Mais personne d'autre ne les rejoint, ce qui veut dire que les autres chauffeurs ne partiront que dans la nuit, ou demain matin très tôt.

21h35, le R310 sort de la cour lentement. Sur cette nationale peu fréquentée, Jules peut se lancer doucement, afin de réveiller la mécanique en douceur. Il a 25 tonnes de bobines de papier chargées vendredi à Pontcharra, entre Grenoble et Chambéry. Jusqu'au village, la route est en faux plat montant, pas la peine de brusquer les chevaux.

La mécanique chauffe petit à petit. Au bout de quelques kilomètres, Jules sent enfin un tout petit peu de chaleur sortir des buses de chauffage, il commence à se sentir un peu mieux et quitte progressivement sa position recourbée afin d'en avoir une plus à l'aise et plus conforme. Mais il faudra encore un bon moment pour que la température soit agréable.

Ca y est, il sort du village, et entame la lente et pénible progression du Col de Toutes Aures, toute petite départementale assez étroite et très sinueuse. Mais ça évite de trop perdre de temps en descendant prendre l'autoroute à Tain, et puis le patron veut faire des économies. Jules n'a pas trop le choix.

Il passe Varacieux, Chasselay, arrive au sommet du col. 4° grande, c'est bon pour le début de la descente. Quelques virages assez prononcés, freins, ralentisseur sur échappement, bbrrrrrrrrrrrrrrr, re-frein, re-bbbrrrrrrrr, il continue sa lente descente sur 7 ou 8 kms. Surtout ne pas faire chauffer les garnitures de la deux essieux jumelés, descendre tranquillement. Frein moteur au maxi, économiser les freins. Le poids de l'ensemble pousse fort dans cette descente.

Enfin sur le plat, il arrive à La Côte St André.

Il passe St Jean de Bournay, puis passe devant chez Dédé, le resto routier du village. Les lumières de la maison sont encore allumées, il donne un bref coup de klaxon en passant devant. Il y a ses habitudes ici. Il y mange souvent et connaît presque tous les habitués. Ouvert de 5h à minuit, comme pratiquement tous les routiers, d'ailleurs. C'est qu'il faut les satisfaire et les chouchouter les routiers, alors si un établissement veut vivre, il n'est pas envisageable de faire autrement. Un resto routier, c'est être au service des chauffeurs. Jules pense à ça un bon moment, du coup, il ne voit pas la traversée de Vienne, et enquille l'A7.

Il passe Lyon, le Tunnel de Fourvière. Il n'est pas seul, de nombreux camions l'accompagnent pour ce périple nocturne. Il commence à se faire rattraper par d'autres. Il y a là un TR280 de chez Borel, un 1926 de chez Escudé, un 112 de chez Coing. Certains montent plus vite que lui, soit parceque la charge est moins lourde, ou bien ils ont un peu plus de chevaux. Ou bien les deux à la fois.

Il voit dans ses rétros un Daf 2800 le doubler. C'est aussi un chauffeur de la région Grenobloise.

Appel de phares.

Appel de clignotants.

Le Daf monte bien, il ne doit pas être lourd. Jules lui, ne dépasse pas le 45 à l'heure dans la montée de Limonest. 25 tonnes, c'est lourd et 300 chevaux, pas très puissant.

Cette route, Jules la connaît par coeur, depuis des années qu'il passe par là. D'ailleurs, il commence à connaître toutes les routes de France, il n'est pas né de la dernière pluie. Souvent, des souvenirs lui reviennent en mémoire. Jules est du genre mélancolique et rêveur parfois. Il attrape une gauloise dans le paquet.

Il passe Villefranche / Saône, Macon, et arrive à Chalon.

Quand il a le temps, Jules sort et prends la nationale via La Rochepot, Arnay le Duc, Saulieu, Avallon et rejoins ainsi Auxerre. Cette nuit, il n'a pas le temps, il continue donc sur l'A6.

Le R310 file gaillardement à 95/100, du moins tant que le relief reste plat.

Il passe Beaune et attaque le Bessay en Chaume, la fatigue commence à pointer le bout de son nez.

Il est 2h00 du mat, Jules est parti depuis un peu plus de 4h. Encore quelques kilomètres, et il va s'arrêter un moment à la station suivante boire un jus, et se reposer un moment.

Jules se gare. Il boit tranquillement un café, puis deux, et retourne au camion. Il veut dormir un moment. Il s'allonge à moitié sur la couchette, mais en gardant les fesses sur le siège. Cette position est très inconfortable et garanti des crampes et des fourmis, mais c'est justement le but recherché : ne pas dormir trop longtemps.

3h15, Jules a mal partout. Il se réveille tout engourdi. Il retourne à la station se mettre un coup de flotte sur la figure et reboire un café.

3h30, Jules redémarre et quitte la station. Il allume une gauloise.

Il passe Auxerre, et arrive au péage de Fleury. Puis il passe Corbeil, Evry, arrive à proximité du périph. Il allume encore une clope.

Après la porte de la Chapelle, il enquille l'A1. Il aime bien passer sous les pistes de Roissy, souvent on peut y voir les avions de près. C'est chouette, Jules adore ça.

Au niveau de Compiègne, vers 7h00, gros coup de barre. Jules se gratte la tête. Il baille. Enfin un parking, Jules n'hésites pas, il sort et se gare, il coupe le moteur. Ill baille encore. Il met ses bras en croix autour du volant, y pose sa tête et s'endort plus vite qu'il n'en faut pour le dire.

 

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