Jules ou la chronique d'un routier ordinaire

par SMX

Partagez une semaine avec Jules et suivez sa vie sur la route au jour le jour.

C'est un peu comme un CDB écrit après l'heure, pour rappeller des souvenirs aux anciens et faire découvrir une époque aux plus jeunes.

Dimanche
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Mardi
Mercredi
Jeudi
Vendredi
Samedi

 

Jeudi

Il est 4h30 quand le réveil sonne.
Jules a bien dormi et est en pleine forme ce matin. Ca fait du bien de passer à la maison en semaine, au moins il a dormi au chaud.

5h15, le 6 cylindres RVI se met en route, Jules remplit son disque en s'allumant une cigarette.
Et c'est le départ. Il y a une interdiction au centre-ville pour les 3t5, au niveau d'un passage sous la voie ferrée, il faut faire un grand détour, mais je vais pas m'emmerder à 5h du mat y'a personne pense-t-il. Effectivement pas un péquin à l'horizon, il enquille le tronçon interdit, et au niveau d'une courbe, des phares se rapprochent. Merde se dit Jules, ça va pas passer ... "Oh putain, c'est les flics ! " Jules est quasiment sûr de se faire allumer. La R18 surmontée d'un gyrophare ralentit, s'arrête et recule permettant à Jules de passer. Puis elle redémarre et disparaît ... Jules en reste comme deux ronds de flanc, mais est soulagé. "Ouf, ils sont sympas ceux-là ... !!"
Jules se dit qu'il faut le faire. La seule voiture qu'il croise dans toute la ville, c'est la police, et à un endroit interdit en plus !



30 minutes plus tard, Jules arrive au dépôt, et avant d'aller décrocher, passe par la pompe à gasoil faire le plein et prendre ses instructions. Un petit papier est en effet scotché là : "Jules, pose le porte-chars, et accroche la 2508 pour Pontcharra, les papiers sont au cul". Pas de changement donc.
Jules fait son plein, puis contourne le bâtiment afin de décrocher à côté des autres semis. Ca réveille de bon matin de tourner la manivelle en petite, jusqu'à ce que les lames de ressorts quittent leur position horizontale et reprennent une forme courbée. En grande jusqu'au sol, puis environ 50 à 60 tours en petite, Jules a compté les tours un jour.
La 2508 est là, à côté, les papiers bien au cul comme prévu. Jules accroche, l'arrière du tracteur s'engage sous la semi, ça force un peu pour faire passer la sellette. "Pffff, l'aurait pû lever un peu plus celui qu'à décroché ..." Flexibles, béquilles, puis Jules fait le tour afin de vérifier que tous les feux fonctionnent. Ce n'est pas le cas, un feu de gabarit à l'arrière de la savoyarde est grillé. Jules le change rapidement, remonte dans son tracteur.
"Pcchhhhhh". Jules démarre et reprends la nationale, déserte à cette heure-là, en s'allumant une gauloise.

Il traverse le village, franchit le pont sur l'Isère. C'est un passage unique, avec des feux. C'est très étroit entre les piliers et les rétros, pas plus de 2 cm de chaque côté. Une petite côte, et c'est l'arrivée sur la nationale 532, de l'autre côté de la rivière. La semaine dernière, Jules a vu une bîche à cet endroit-là, apeurée par les phares. Il les avait momentanément éteints, le temps qu'elle s'enfuit et retourne dans ses bois.

Jules passe Cognin-les-Gorges, puis St Quentin-sur-Isère. Il passe devant la Cabane Bambou, restaurant routier dont l'intérieur est entièrement en bois, et un peu le QG de certains Grenoblois. Il y a là quelques camions arrêtés, mais Jules n'a pas envie d'un café, il préfère attendre d'arriver afin de casser la croûte avec ses potes de l'usine où il va livrer.
Il passe les derniers virages, un morceau de ligne droite, et voici le pont de Veurey. Il le franchit, et bifurque à droite sur l'autoroute qui traverse Grenoble, direction Chambéry.
Il n'y a pas longtemps encore, on passait par le centre-ville, mais le chantier est terminé, et on peut rester sur la rocade.
Jules passe St Egrève, Echirolles, St Martin d'Hères, toujours sur la nouvelle rocade.

Domène, Brignoud, les échangeurs défilent. Voici Goncelin, c'est là que Jules sort. Un petit bout de quelques kms, et le voici au carrefour où il prends à gauche. C'est un stop en pleine côte, qui demande beaucoup d'effort à ses 300 chevaux. Il faut démarrer en 1ère petite, et tourner. Tout force, la mécanique, les essieux qui ripent, il faut le temps de dégager le carrefour. Ce qui oblige quelques voitures à ralentir. La circulation commence à s'intensifier, il est déjà 7h30.

Encore une dizaine de minutes, et Jules arrive à destination. Il entre dans la cour doucement, fait un signe de la main au gardien et se place sur la bascule.
- Salut mon p'tit Jules !
- Bonjour Maurice !!
- Qu'est-ce que tu amènes de beau ?
- C'est de la pâte, tiens voilà le BL.

Ils discutent 5 minutes, le temps de peser le camion. C'est une ancienne bascule, il faut mettre des poids sur la règle en acier et les faire coulisser. Puis introduire deux petits morceaux de carton intercalés par un papier carbone, puis presser fortement une pince en fer afin d'imprimer le poids.
Une fois la pesée effectuée, Jules traverse l'usine, et se mets en place sous le pont. On décharge par dessus. A ce moment-là, Paul, dit Paulo arrive. C'est le chef de la réception. Jules et lui s'apprécient beaucoup et se connaissent bien.
Cette équipe commencant très tôt le matin, c'est l'heure du casse-croûte. Jules y est convié, comme pratiquement chaque fois.
Dans un coin de la cour, il y a un petit local en bois, c'est là que ça se passe. Une grande tablée d'ouvriers qui conversent joyeusement, en se faisant passer saucissons, pain, pâté de campagne, et un petit coup de blanc "pour faire descendre". Ensuite, un bon café accompagné d'une cigarette, et voilà tout ce petit monde requinqué.

Les festivités durent une quinzaine de minutes, puis il faut se remettre au travail. Jules débâche sa savoyarde, enlève les barres et et les arceaux, et on commence à vider. Le pont fait des allers-retours, et la semi est rapidement vidée.
Un autre camion de l'entreprise de Jules entre dans la cour, c'est Bernard et son Mercedes 1926. Lui arrive de Bretagne, avec une autre matière première. Jules et ses collègues viennent très souvent ici, c'est un lieu de départ et d'arrivée très courant.
Jules et son collègue discutent un moment. Jules l'aide à débâcher. Une fois vide, Jules et Bernard vont téléphoner depuis le bureau de Paulo.

Bernard doit monter sur Chambéry charger une semi pour le sud, alors que Jules doit rester ici vider 2 semis qui sont sur le parc. Bernard s'en va, et Jules fait le travail prévu, alors que d'autres camions de divers horizons sont arrivés eux aussi. Jules attends son tour en discutant et en fumant une gauloise de temps en temps.
Les manoeuvres se terminent juste avant midi, mais ça ne rassure pas Jules pour un sou, qui craint la suite des évènements.
Il en est là dans ses réflexions, lorsque Bernard arrive. Il a chargé comme prévu, et s'arrête en redescendant.

- On mange ensemble Jules ? On va chez Lulu ?
- Oui ok, pas de souci
- Tu m'emmènes puisque t'es en solo ? Tu fait quoi après ?
- Je sais pas, j'appellerai après manger

C'est à ce moment que Maurice, le gardien, sort de son bureau et interpelle les deux chauffeurs. Il est sympa Maurice, quand un chauffeur est seul, il lui prête son vélo pour aller manger au village, évitant ainsi de décrocher.

- Les gars !! Téléphone !! C'est Henri !
- Oh merde ! Juste au moment où on part manger ... On n'a pas la paix deux minutes ...
- Encore un truc qui presse, et un repas à sauter tu vas voir
- On va rien voir du tout dit Jules. Maurice !!! Dis-lui qu'on est partis !
- Ok les gars, pas de souci ! réponds Maurice en leur faisant un clin d'oeil.


Les deux copains montent dans le 310 de Jules. Le tracteur démarre, s'approche du portail, et s'engage sur la nationale, direction le village à 3 kms.
Jules et Bernard allument une cigarette. Il est 12h15.

Une fois restaurés, les deux compères reviennent à la papeterie. Bernard pose Jules devant l'usine et s'en va vers de nouvelles aventures. Jules entre dans la cabane du gardien qui finit juste son casse-dalle. Quelques mots sont échangés, puis Jules s'en va faire un bout de sieste en attendant 14h00 pour téléphoner, car il n'y a personne avant.


Un peu après 14h00, Jules a son programme. Ce qu'il redoutait est arrivé, départ pour un 3° tour le jeudi soir ... Pas de dodo ce soir, et sans doute pas non plus demain.
Il doit décrocher sa savoyarde et descendre à Domène récupérer une benne. Une fois là-bas, charger sur place 4 palettes pour Mayenne et revenir à Pontcharra, sortir ses 4 palettes, charger pour Condé sur Noireau, et remettre le Mayenne au cul car il doit être livré à la première heure demain matin.
Jules fait ses deux ramasses et est prêt à partir sur le coup des 17 heures.


Au moment où il sort de la papeterie passe devant lui un Orard avec son 111. Il l'appelle à la CB, tout en s'allumant une cigarette.
- T'es là-dessus Orard ?
- Ouais, c'est toi Jules qui sort là ?
- Oui oui ! Salut Léon ! Où est-ce que t'es parti ?
- Je monte à Angers ...


Et la conversation s'engage entre eux deux. Comme ils vont dans la même direction, ils conviennent de faire la route ensemble, qui sera forcément moins longue ainsi. Il se sont déjà vus chez des clients, et leurs sociétés ne sont distantes que de quelques kilomètres. Des voisins en somme.
A peine le temps d'échanger les premiers mots que voici déjà Chambéry, puis Le Bourget du Lac. Ils entament le col du Chat. Les mécaniques souffrent et forcent.
Léon est moins lourd que Jules, mais roule derrière lui afin de ne pas le distancer et de rester ensemble.
Les deux compères passent le tunnel du Chat, descendent de l'autre côté et passent à St Jean de Chevelu. Quelques camions sont arrêtés au routier d'en bas.
Jules et son camarade continuent à papoter. Ils ont convenus de manger après Bourg, au resto "Aux as du Volant".

Cette nationale n'est pas très roulante. Pas mal de village à passer, énormément de virages, pas beaucoup de ligne droite. Voici Ambérieu, puis Pont D'Ain. Ils passent le dernier feu, s'élancent en direction de Bourg. Jules allume une Gauloise, passe le virage à droite et attrape le mike. Lorsque soudain, BAOOUUUMMMM !!! Tacatactactacsplashsplashsplash ... Oh merde ! s'écrie Jules en allumant les warnings.

- Léon, j'ai éclaté !
- Oh bordel de diou ! C'est bien le moment !
- Attends, je me serre à droite, y'a un bout de parking là.

A deux, c'est plus facile et ça va plus vite pour changer une roue, m'enfin 3/4 d'heure de perdus quand on n'a pas besoin de ça, c'est la guigne.
Jules et Léon activent autant qu'ils peuvent, surtout que ça caille ce soir. Une fois la roue changée, Jules est en train de ramasser la clé de roues et sa rallonge lorsqu'un Nouchy s'arrête un peu plus loin, et arrive vers eux en courant.
- Oh les gars ! Z'êtes en panne ? Un coup de main ?
- Sympa de t'être arrêté, mais on a fini là, j'avais éclaté
- Ah bon, je sers à rien alors ! s'exclame le chauffeur en rigolant
- Ben non, mais je te paierai un coup quand on se verra dans le coin, pour la peine de t'être arrêté
- Ok les gars, je vous laisse, je file alors

Une poignée de main virile plus tard, le Nouchy repart, et nos deux compères se ré-élancent également.


Déjà presque 20 heures lorsqu'ils arrivent au resto. Ils se garent le long de la route, et filent manger. Une demie-heure plus tard, l'estomac bien lesté par un bon boeuf bourguignon pour la longue nuit à venir, les voilà déjà repartis.

- Léon, c'est 8h et demie, je pose un peu le mike, je vais écouter Max
- Ok Jules moi aussi, j'allais te le dire en fait

Jules s'allume une gauloise au moment où retentit dans le poste le célèbre générique de Fréquence Max, et l'inimitable voix du copain de tous les routiers, notre ami Max Meynier.
- "Salut les artistes !" grésille dans le poste
- Salut Max, réponds Jules

S'ensuit plusieures heures d'écoute attentive de l'émission, ponctué seulement de quelques cigarettes, du briquet qui tombe entre les pieds, et de quelques mots échangés avec Léon sur les paroles des auditeurs intervenants à la radio.
Si bien que le temps passe aussi vite que les mégots jetés par la fenêtre. Macon, Charolles et sa célèbre traversée sont passés depuis longtemps, tout comme Digoin.
Après Dompierre, ils quittent la 79 pour la 7 et continuent gaillardement.
Les kms défilent jusquà Mornay où ils décident de s'arrêter boire un café, et en profitent pour resserrer la roue de Jules.
Le brouillard givrant fait son apparition à Sancoins. Les gars qu'ils croisent leur disent qu'il y en a jusqu'à Vierzon, ca aurait pû être bien pire se dit Jules, tout en jetant un coup d'oeil à l'heure. Il est déjà 1h30, Jules essaye de réprimer un baillement.

C'est à Villefranche sur Cher que les deux chauffeurs se séparent pour continuer chacun leur chemin. Quelques bye-bye échangés via le TX, appel de phares, et Jules tourne à droite au feu. Il coupe à travers par Romorantin, Blois, Vendôme, St Calais. Il fait gaffe dans les sous-bois, ça glisse un peu par moment.
Arrivé au Mans, il est presque 5h00 quand sur un boulevard, Jules voit un avion le doubler, clignotant en marche ! ... Il sursaute comme un diable hors de sa boîte."Putain de merde, je dors ! Bon allez hop, dodo 1 heure !" décide-t-il, tout en s'engueulant de ne pas avoir senti son épuisement un peu plus tôt.
Un semblant de parking fera très bien l'affaire. Quelques rétrogradages plus tard, le frein de parc est mis. Jules attrape le réveil et le règle sur 6h00, puis se laisse tomber entre les branches du volant, et déjà ne perçoit plus rien du tout.

 

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